La reconversion, parent pauvre des politiques d…
Conséquences d’une révolution du numérique qui s’appuie sur une technologie disruptive, les cryptomonnaies comportent leur part de buzzwords et de jargons informatiques
L’accumulation des 1890 cryptomonnaies capitalisant jusqu’à 215 Md$[1] sur le marché résulte-t-elle d’espoirs d’une communauté grandissante, ou répond-elle à un besoin économique réel ?
Par commodité, nous utiliserons indifféremment dans cet article le terme de cryptomonnaies et celui de crypto-tokens pour signifier tout actif numérique échangeable à partir d’une Blockchain. La Blockchain est une technologie de stockage et de transmission d’informations, transparente et sécurisée, dont les mécanismes combinent techniques cryptographiques et Peer to Peer pour permettre de fonctionner sans organe central de contrôle. S’il existe un consensus quant aux potentiels disruptifs de la Blockchain, il n’en est pas de même des opinions relatives aux crypto-monnaies.
Comme toute technologie dont les fondements portent sur une technologie à la fois complexe et médiatisée, celle-ci suscite beaucoup d’espoirs. Il s’agit de la première phase du cycle dit de Hype[2]. Par la suite, la technologie devenant mature, seules les utilisations dont les fondements économiques sont réels perdureront. Face à la vitesse et l’ampleur du phénomène, Sia Partners choisit de prendre le temps de la rédaction d’un article pour s’interroger : quels sont les business models les plus susceptibles d’être bouleversés d’une manière pérenne et réelle par les cryptomonnaies ? Trois applications seront ici traitées :
Les Initial Coin Offerings sont des mécanismes de financement, appliqués généralement à des projets Blockchain, au cours desquels les tokens sont émis et vendus aux internautes/investisseurs en contrepartie de crypto-monnaies. Le plus souvent, ces tokens donnent accès à un service, disponibles immédiatement ou au terme du développement du projet, en échange de financement.
Les ICOs combinent plusieurs caractéristiques attractives à la fois pour les entrepreneurs et pour les investisseurs :
Elles sont ouvertes à tout type d’investisseur, moins formelles que d’autres méthodes de levée de fonds plus régulées
Elles résolvent le problème du « liquidity lock-up » présent notamment dans le modèle du Private Equity : fréquemment « cotés » sur des plateformes d’échange, les tokens peuvent alors être échangés sur un marché secondaire, plutôt qu’être dépendants de la survenance d’un évènement majeur de liquidité (fusion, acquisition …).
Ceci explique largement la croissance fulgurante de la capitalisation des cryptomonnaies depuis 2016 : les levées de fonds en crypto monnaie enregistrent 16Md$[3] au premier semestre 2018. Des projets comme FileCoin, solution de stockage de données décentralisée, ont ainsi pu lever jusqu’à 250M$, montant très largement supérieur aux financements VC/PE traditionnels.
Attention toutefois, ce nouveau modèle de financement présente des limites dont il faut être conscient :
Si la régulation en matière d’ICO est encore balbutiante[4], ceci signifie aussi que des scams (arnaques) peuvent survenir[5]. En outre, ceci illustre un risque en matière de régulation, puisque les politiques des gouvernements sont amenées à changer dans les années à venir.
La résolution du liquidity lock up soulève des problèmes de liquidité :
Une start-up qui lève des fonds via une ICO se voit privée du réseau, de l’expertise et des conseils (financiers ou stratégiques) que les fonds d’investissement peuvent lui apporter. Au-delà du capital fourni, ces entités fournissent une « smart-money », indispensable aux développements des entreprises.
Pour l’ensemble de ces raisons, bien que l’ICO soit sans doute l’effet indirect et le plus médiatisé du développement des cryptomonnaies, ce n’est pas l’ouverture de la base des investisseurs qui porte les effets disrupteurs les plus importants. Il nous semble en effet plus intéressant d’analyser les impacts sectoriels potentiels de son application.
Le fonctionnement de l’ICO permet de résoudre le paradoxe de l’effet réseau. Par définition, un réseau n’a de valeur d’usage qu’à partir du moment où des utilisateurs y sont inscrits. Or pour attirer les premiers utilisateurs, un réseau doit avoir de la valeur.
Ce problème est résolu astucieusement en opposant valeur d’usage et valeur financière. En permettant aux internautes d’être à la fois utilisateurs et financeurs du service, les deux effets se compensent :
Au début de la création du réseau, le prix du token est bas, ce qui permet d’attirer les premiers utilisateurs, soucieux de rentabilités économiques potentielles.
Par la suite, le nombre d’utilisateurs allant croissant, la valeur d’usage augmente et avec elle le prix du token. Les premiers utilisateurs sont alors récompensés par une « prime financière », tandis que les nouveaux utilisateurs bénéficient pleinement du service de l’application.
Augur est souvent citée comme une utilisation pertinente de la Blockchain pour cette raison. L’application propose une solution de prédiction décentralisée : un utilisateur soumet une prédiction quant à la survenance d’un événement (d’ordre politique, économique, sportif, etc.), qui peut ensuite être achetée ou vendue par d’autres utilisateurs, permettant in fine de prédire les probabilités d’occurrence de ce même événement. Augur n’a de valeur que parce qu’un grand nombre d’utilisateurs y contribuent, et cette masse d’utilisateurs n’a pu être levée que par son mécanisme de valorisation incitatif.
L’introduction des tokens rend la création et le développement de protocoles plus rentables.
Traditionnellement avec le protocole internet http, la valeur était concentrée sur la couche « application » : en effet, les créateurs d’applications Internet telles que Facebook, Google … capturaient la majeure partie de la valeur.
Aujourd’hui, la création de valeur bascule vers la couche « protocole ». L’illustration la plus frappante est celle d’Ethereum.
Ce protocole open source créé en 2015 permet de construire sur sa plateforme plusieurs applications décentralisées (Dapps). Il capte ainsi de la valeur à chaque fois qu’un projet Blockchain l’utilise, et ce via trois mécanismes :
L’interopérabilité des applications permet de créer un écosystème plus large. Le caractère « open source » de l’Ethereum augmente la capacité des Dapps à opérer ensemble sans restriction d’accès ou de mise en œuvre.
Le protocole agit comme un vecteur de légitimation. La valeur d’un protocole est positivement corrélée au nombre de projets qui l’utilisent : plus un protocole compte de projets sur sa plateforme, meilleure est sa réputation et donc sa valeur.
Les tokens basés sur ce protocole (ici l’éther) sont davantage demandés, donc leur valeur augmente.
Au-delà de leur mécanisme de financement, les crypto-monnaies s’inscrivent comme composante principale d’une innovation majeure : la digitalisation de la valeur. Il s’agit de « la représentation digitale de valeur, fongible et divisible, pouvant circuler sur internet et être échangée de pair-à-pair sans preuve obligatoire d’identité et avec une finalité de paiement »[7]. Tout actif peut ainsi être inscrit sur la blockchain.
Selon une étude du Nasdaq, cette digitalisation s’appliquerait notamment à deux catégories d’actifs : les actifs incorporels (brevets, droits d’auteur …), qui sont plus faciles à convertir en tokens en raison de leur intangibilité ; et les actifs fongibles (argent, or, blé …) qui peuvent être divisibles en plusieurs unités interchangeables. Une illustration courante du processus de tokenisation concerne les actifs financiers traditionnels, désormais possiblement digitalisés via les « security tokens ». Cette tokenisation d’actifs financiers introduit plusieurs nouveautés :
Possibilité de créer des fractions de propriété : dans le système financier traditionnel, la valeur d’une même action est indivisible. Or, avec la tokenisation, si cette action est inscrite sur une Blockchain, il peut être envisagé de détenir 50% de cette même action.
Possibilité d’effectuer des transactions décentralisées, sécurisées et quasi-instantanées : le système financier traditionnel est caractérisé notamment par l’intermédiation financière. Ce système met l’accent sur le rôle des banques en tant qu’intermédiaires et tierce-parties garantissant la confiance lors d’une transaction. Or, dans un système « tokenisé », les transactions sont gérées via des « smart contracts » qui vérifient et exécutent les accords. Ces contrats intelligents définissent et figent dans une blockchain les règles d’un accord entre plusieurs parties, et assurent le transfert de l’actif lorsque les conditions contractuelles se vérifient. Cette « désintermédiation » permettrait donc notamment une réduction des frais de commissions ainsi qu’une exécution plus rapide et plus fiable des transactions.
Sujets d’immenses espoirs ou d’incompréhensions notoires, les cryptomonnaies ne laissent personne indifférent. Sia Partners choisit d’adopter une approche pragmatique et fondée sur une analyse fine des risques : ce n’est qu’en approchant chaque business model au cas par cas que les potentiels disruptifs des technologies peuvent se révéler et que les risques peuvent être anticipés et atténués. Toujours dans une volonté de distinguer valeur de marché et valeur intrinsèque, nous analyserons dans un second papier les théories économiques tentant d’expliquer la valeur d’une des cryptomonnaies les plus polémiques, le Bitcoin…