La reconversion, parent pauvre des politiques d…
Des contrats d'assurance vie conformes aux principes de l'éthique financière islamique sont depuis peu proposés aux épargnants français.
En juin 2012, Swiss Life a lancé le contrat multi-supports Salam Épargne & Placement ; destiné aux résidents français souhaitant investir leur épargne dans un produit de placement « Charia[1] compatible ».
L'intérêt et les attentes du marché français par rapport à un tel produit peuvent légitimement être questionnés. Cette interrogation est d'autant plus pertinente que la France possèderait la première communauté musulmane d'Europe[2] devant l'Allemagne et la Grande Bretagne.
La jurisprudence islamique, issue de la loi coranique, définit cinq critères que doivent respecter les transactions économiques pour être conformes à la Charia.
L'assurance Charia compatible, connue également sous le terme « takaful[4] » est basée sur les principes d'assistance partagée et de contribution volontaire des souscripteurs. Le risque est mutualisé collectivement et volontairement par l'ensemble des souscripteurs, principe équivalent au sein du monde de la Mutualité française. La prise de risque excessive et l'incertitude sont écartées du contrat par une définition claire du sinistre ainsi que par le paiement sous forme de don volontaire d'un montant fixé par l'assureur.
Ce type d'assurance implique trois grands principes. D'une part, la séparation des fonds des assurés et des actionnaires est primordiale. Les actionnaires ne doivent réaliser ni pertes ni bénéfices sur leurs opérations, pour respecter les critères de non spéculation et d'intérêts non autorisés. La prime des assurés prend ainsi la forme de donation dans l'intérêt commun, elle couvre les charges techniques et les frais de gestion. Par ailleurs, les compagnies s'engagent à distribuer les bénéfices techniques aux assurés. Enfin, pour garantir la conformité à la Charia, un Comité indépendant, reconnu et légitime constitué de certificateurs doit garantir la conformité des opérations liées à la commercialisation des produits. Véritables experts en matière de législation islamique bancaire, actuarielle et financière, ils ont pour objectif de superviser les opérations d'assurance et de contrôler leur conformité à la Charia.
Les représentants de la finance islamique en France ont désigné le CIFIE[5] pour garantir le respect des produits aux principes de la Charia. Le CIFIE est un comité indépendant comprenant des professionnels spécialistes de la finance conventionnelle et du droit français. Il a pour but d'intervenir lors de la conception des produits notamment et d'en certifier la légalité coranique. Il certifie également les opérations et le fonctionnement de la société et détermine le montant des commissions. Enfin, il veille à ce que l'investissement crée de la valeur non seulement pour le client mais aussi pour l'ensemble des souscripteurs.
Enfin, l'assurance Charia-compatible introduit une distinction entre l'assurance vie et l'assurance non-vie. Pour l'assurance vie, la prime versée est généralement destinée à couvrir le risque de mortalité. En ce qui concerne les contrats d'assurance non-vie, la Charia précise comment les gains générés par les placements et/ou excédents des assureurs seront répartis entre assureur et assurés. Les pertes sont à la seule charge des assurés, en tant qu'apporteurs de capitaux par l'intermédiaire de leurs primes, sauf s'il est établi que la compagnie d'assurance a commis une faute professionnelle.
Le mécanisme de l'assurance vie islamique comporte des similitudes avec celui du monde de la mutualité. Néanmoins, le fait que les pertes d'un membre du groupe ne soient pas transférées aux autres, les restrictions sur les politiques de placement ou encore la nécessité d'avoir un comité de certification constituent des différences fondamentales.
Les sociétés d'assurance qui proposent des produits conformes aux exigences de la Charia sont aujourd'hui plus de 250 dans le monde. Elles ont réalisé en 2011 un chiffre d'affaires de plus de 12 milliards de dollars, soit plus de 9 milliards d'euros. Ce marché, qui pèse seulement 1% du marché mondial avec plus de 20% de la population comme client potentiel, connait une croissance annuelle très importante (cf. ci-dessous).
A ce jour le marché de l'assurance islamique se concentre principalement au Moyen-Orient et en Asie du Sud-est. Les pays musulmans du Golfe ainsi que la Malaisie en sont le berceau. Selon une étude de Moody's, près de 6 milliards de dollars de primes y ont été collectés en 2010. Ce marché se partage entre assureurs et bancassureurs dont les principaux acteurs régionaux et internationaux sont présentés ci-dessous.
La part du marché de l'assurance vie est plus importante que celle en non vie. Selon les principaux acteurs du marché présents pendant la Conférence annuelle de l'assurance takaful[6], cette tendance ne devrait pas changer.
Le Royaume-Uni, foyer de la finance islamique en Europe, compte des banques pleinement islamiques (Islamic Bank of Britain, Bank of London and Middle East, etc.). Il est tout naturel que les premières assurances européennes conformes aux principes de la Charia y aient été commercialisées. Après une étude de faisabilité de plusieurs mois et une validation par le FSA[7], la compagnie Salaam Halal Insurance commercialisait à partir d'avril 2009 une assurance auto. Cette expérience n'a cependant pas connu de succès : Salaam Halal Insurance n'a pas réussi à atteindre l'équilibre et a fait face à des difficultés financières importantes. Après 18 mois d'activités, l'assureur a annoncé qu'il mettait un terme provisoire à ses activités et plaçait son portefeuille de 10.000 contrats en extinction.
Sur le marché français, des expérimentations ont été testées dans les DOM-TOM. La Société Générale et Allianz y ont commercialisé il y a trois ans respectivement les produits « Alpha Vie » et « Allianz Global Islamic Fund Platform ». Les primes étaient investies sur un panel de matières premières et les produits offraient une garantie de rendement. Leur commercialisation a également été stoppée assez rapidement compte tenu du faible intérêt rencontré auprès des clients des DOM-TOM.
Les contrats d'assurance vie « classique » se présentent généralement sous deux formes.
Les supports euro, majoritairement investis sous forme de titres de dettes, sont incompatibles avec les principes évoqués ci-dessus car les obligations sont des instruments d'intérêts. Les supports UC sont en revanche acceptables dans le cadre de l'éthique financière islamique. Pour « Salam Epargne & Placement », une SICAV[8] constitue le support UC. Les primes collectées sont investies dans différents fonds islamiques. Cette SICAV, véritable fonds d'investissement qui à son tour investit dans d'autres fonds, constitue un « fonds de fonds islamique ». Cette structure de « fonds de fonds » est indispensable à Swiss Life car elle permet d'établir une séparation complète avec l'activité conventionnelle, donc de justifier la conformité avec les critères propres à la jurisprudence islamique.
Il a été estimé que la souscription du produit Salam Epargne & Placement pourrait s'élever entre 40 et 50 millions d'euros d'ici à la fin de l'année 2013. Ces estimations peuvent paraître d'autant plus optimistes que certains acteurs ne sont pas encore pleinement convaincus de la conformité de ces produits avec la loi islamique, et ce en dépit de la certification par le CIFIE. Selon Anouar Hassoune[9] : « commercialiser des produits de finance islamique dans des agences qui commercialisent également des produits à taux d'intérêt peut pénaliser le succès de ces produits Charia compatible auprès des souscripteurs potentiels ».
Il est aussi intéressant de noter qu'une partie des investisseurs actuels ne sont pas de confession musulmane, phénomène mal anticipé au lancement de Salam Epargne & Placement. En effet, dans un contexte de crise financière et de rejet moral des dérives financières, un regain d'intérêt pour les placements éthiques est visible. Un certain nombre de personnes ont ainsi investi plusieurs milliers d'euros dans le contrat d'assurance-vie proposé par Swiss Life alors qu'elles n'étaient pas musulmanes.
En ce qui concerne la commercialisation à grande échelle de tels produits par des établissements français, il semble que cela soit très peu envisageable pour le moment. Le caractère laïc de la république française et la crainte d'encourir à une perte d'image due à la commercialisation de produits en lien avec la religion est une réalité que prennent en compte les acteurs du marché de l'assurance en France. Le succès de tels produits nécessitera donc un effort de communication et de pédagogie envers le marché.
[1] : Le terme « Charia » représente les normes doctrinales, sociales, culturelles, et relationnelles de l'Islam, ce terme est souvent assimilé à la loi islamique.
[2] : Selon l'IFOP, la France comptait en 2011 entre 5 et 6 millions de Musulmans. Ces chiffres sont toutefois à considérer avec vigilance car les statistiques religieuses et ethniques ne sont pas autorisées en France.
[3] : La finance islamique impose ainsi aux investisseurs de s'engager dans l'économie réelle.
[4] : Le terme takaful provient du verbe arabe 'Kafala', qui signifie "se garantir l'un l'autre" ou "garantie conjointe"
[5] : Comité Indépendant de la Finance Islamique
[6] : The World Takaful Conference a connu sa huitième édition en 2013, elle a réuni plus de 400 leaders de l'industrie pour mettre en valeur les innovations de pointe, les outils clés qui stimuleront la croissance et la rentabilité sur le marché Takaful international.
[7] : Financial Services Autority : autorité britannique de régulation du secteur financier.
[8] : Société d'Investissement à Capital Variable
[9] : Professeur à HEC et à l'Université de Dauphine proposant un Master en Finance Islamique.