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L'Europe de l'énergie : de l'opérateur intégré au marché intégré

Dans l'optique de sécuriser son approvisionnement en énergie, et ce à moindre coût, l'Union Européenne travaille à l'instauration d'un marché intégré de l'énergie à l'horizon 2014.

Cet objectif d'instauration d'un marché intégré de l'énergie à l'horizon 2014 a d'ailleurs été réaffirmé par le Conseil Européen en mai 2013 [1]. La mise en oeuvre de ce marché commun pour l'électricité et le gaz nécessite l'ouverture à la concurrence des marchés des Etats membres afin de permettre les échanges intra-communautaires dans un contexte concurrentiel.

Face à des marchés aux organisations hétérogènes dans les pays européens, caractérisées pour la plupart par la domination d'un opérateur national historique intégré, plusieurs directives sectorielles européennes ont été adoptées depuis les années 1990. Ces dernières visent principalement à introduire la concurrence sur les marchés réglementés et harmoniser les bonnes pratiques sur chacune des plaques de l'UE.

A quelques mois de l'échéance initiale, quel est l'avancement du projet d'intégration ?

Une réglementation européenne en constante évolution

Le processus de libéralisation et d'ouverture des marchés d'électricité et de gaz, initié par l'Union Européenne dès le début des années 1990, est à ce jour toujours en cours dans certains pays - par exemple en Pologne [2]. La lenteur de ce processus s'explique principalement par la rigidité des organisations historiques et la réticence de certains Etats membres à abandonner à la libre concurrence l'administration d'un secteur aussi stratégique que l'énergie.

L'adoption de la première directive sectorielle pour la libéralisation du secteur électrique a nécessité près de 4 années de négociation : proposée en 1992, elle fût adoptée en 1996. Par suite, une directive consacrée au secteur gazier a été adoptée en 1998. Ensemble, elles constituent le « premier Paquet Energie » qui a posé le socle d'une organisation concurrentielle du secteur énergétique de l'Union.

A la suite du premier paquet, deux autres Paquets Energie ont été adoptés en 2003 et 2009.

L'organisation cible qui découle des Paquets Energie se caractérise par la séparation verticale des maillons de la chaîne de valeur appelée « unbundling », l'accès régulé aux infrastructures de transport, la concurrence en amont et en aval du transport et l'indépendance de l'organisme de régulation. Ainsi le monopole historique intégré est fragmenté et soumis à la concurrence au niveau de la production et de la fourniture. Seule l'activité de transport reste monopolistique mais l'accès aux infrastructures réseau sera régulé et non discriminatoire. Le tout, sous la surveillance d'un régulateur indépendant.

Les principales dispositions des 3 paquets énergie [3]

Certes, ces trois directives ont dessiné une trame commune pour les marchés européens de l'énergie mais une certaine autonomie a été laissée aux Etats membres. Avec cette marge de manoeuvre, et les différents degrés d'avancement dans l'application des textes européens, l'Europe de l'énergie se s'apparente à ce jour au fédéralisme du fait de la cohabitation de nombreux marchés plutôt hétérogènes.

Des marchés plus ou moins réactifs

La transposition progressive des dispositions des textes réglementaires européens, depuis les années 2000, a permis de garantir un accès régulé aux infrastructures de transport dans la plupart des Etats membres. A titre d'exemple, en France, c'est la commission de régulation de l'énergie (CRE) qui veille à garantir un accès non discriminatoire, et qui élabore, depuis l'année 2000, les tarifs d'utilisation du réseau électrique (TURPE) et fixe les tarifs d'utilisation des infrastructures gazières régulées (ATRT [4], ATRD [5] et ATTM [6]). Les régulateurs nationaux ont pour leur part gagné en indépendance. Ainsi, la loi française garantit l'indépendance et l'impartialité de la CRE [7]. Cependant, l'interventionnisme des gouvernements dans les prix de l'énergie persiste : plusieurs pays, dont la France, ont gardé des tarifs réglementés dans les secteurs gazier et électrique. L'existence de ces tarifs introduit une distorsion économique, ne reflète pas les coûts supportés par les opérateurs et ne produit donc pas le signal économique adéquat pour les investisseurs [8].

Proportion des pays européens avec des prix régulés dans le secteur gazier en 2010 [9]

L'introduction de la concurrence au niveau de la production et de la fourniture, n'a pas encore porté ses fruits. En effet, l'analyse de l'indice de Herfindahl-Hirschmann (indice HHI [10]) dans le secteur électrique montre que la concentration des marchés européens est très élevée (à part en Italie [11]).

Le secteur électrique Français reste même un des marchés les plus concentrés d'Europe tant au niveau de la production qu'au niveau de la fourniture, ce qui souligne la force de l'image de marque de l'opérateur historique ainsi que les obstacles à la libre concurrence en la matière. Consciente de cette situation, la CRE a récemment instauré l'accès régulé à la production nucléaire historique (ARENH) pour les fournisseurs alternatifs, et ce dans le cadre de la loi NOME. Ce dispositif permet aux fournisseurs alternatifs de s'approvisionner en électricité nucléaire auprès d'EDF à un prix régulé, à hauteur de 100TWh/an.

Chiffres clés du secteur électrique en 2011 [14]
 

Taux de changement de fournisseur (électricité et gaz) en 2011 [16]

Au niveau des marchés de détail, les statistiques montrent des taux de changement de fournisseur relativement faibles en France (entre 2 et 3%) par rapport à d'autres pays européens tels que l'Espagne, où les taux atteignent respectivement 7,4% et 11,6% pour les secteurs électrique et gazier [15]. 

Le bilan de la libéralisation reste donc très mitigé à l'échelle européenne. Pourtant elle permettrait à terme d'envoyer le signal économique adéquat pour les investisseurs, et de refléter les véritables coûts de production pour les consommateurs finals. Ces derniers profiteraient, théoriquement, de la concurrence entre les fournisseurs en ayant des offres plus attractives financièrement et innovantes. A l'heure actuelle, les marchés de l'énergie français sont dominés par les tarifs réglementés, mais ceux-ci sont voués à disparaître progressivement (à horizon 2016 pour le secteur non résidentiel [17]).

L'ouverture et l'intégration des marchés européens garantiraient par ailleurs un meilleur développement des EnR, dont les aléas de production pourraient être compensés par les possibilités d'importation et d'exportation sur les marchés des pays adjacents.

Que reste-t-il à faire pour 2014 ?

Un marché unique de l'énergie pour 2014 semble être un objectif ambitieux. L'harmonisation de l'organisation et de la réglementation des marchés des Etats membres sont essentielles pour mettre en oeuvre le marché intégré. La réduction du gap réglementaire passe par l'application des Paquets Energie. C'est dans cette lignée que la Commission Européenne a commencé à mener des procédures d'infraction contre certains pays retardataires dans la mise en application des directives. Ainsi, certains prix réglementés sont considérés comme aides d'Etat et doivent être justifiés vis-à-vis de la Commission.

Autre levier pour accélérer la mise en place du marché européen, serait de conférer aux organisations transfrontalières telles que le CEER [18], l'ACRE [19] ou le REGRT [20] des pouvoirs plus étendus (proposition évoquée par le Parlement Européen [21]).

C'est sous l'égide de ces organisations que sont coordonnées des initiatives régionales de couplage de marchés qui seraient les pierres angulaires du marché intégré.

Outre l'aspect réglementaire, les investissements dans les infrastructures transfrontalières de transport sont primordiaux pour fluidifier les échanges aux frontières et minimiser les congestions. Face à ces défis et à défaut d'une accélération de la réforme des marchés européens, la date butoir initiale du marché européen intégré de l'énergie pourrait être remise en question.


Notes :
(1) Source : Conclusions du conseil européen du 22 mai 2013 (EUCO 75/13)
(2) Le 24 Octobre 2012 la Commission Européenne a saisi la Cour de justice de l'UE pour transposition incomplète des règles de l'UE relatives au marché intérieur de l'énergie.
(3) Source : « L'Europe de l'électricité et du gaz », Emmanuel GRAND et Thomas VEYRENC, 2011
(4) Accès des Tiers aux Réseaux de Transport de gaz
(5) Accès des Tiers aux Réseaux de Distribution
(6) Accès des Tiers aux Terminaux Méthaniers
(7) « L'article L 133-6 du code de l'énergie exige des membres et des agents de la CRE qu'ils exercent leurs fonctions en toute indépendance et en toute impartialité, proscrivant toute instruction du gouvernement ou de tiers » source : site de la CRE http://www.cre.fr
(8) Pour approfondir, cf. « Quel avenir pour les tarifs réglementés de vente d'énergie en France ? »
https://energie.sia-partners.com/20131017/quel-avenir-pour-les-tarifs-reg...
(9) Source : Status Review of End-User Price Regulation as of 1 January 2010, ERGEG
(10) L'indice HHI est un indicateur du degré de concentration d'un marché. Le marché est considéré très concentré si l'indice HHI dépasse le seuil 1800.
(11) La réforme du secteur électrique en Italie s'est distinguée par la mise en oeuvre d'une politique de limitation des parts de marché ainsi que la cession d'actifs de production de l'opérateur historique. Résultat : le marché électrique est moyennement concentré avec des indices HHI inférieurs à 1800.
(12) Un producteur est majeur s'il détient plus de 5% de part de marché
(13) Un fournisseur est majeur s'il détient plus de 5% de part de marché
(14) Source : Energy country reports, European Commission
(15) Données 2011
(16) Source : Energy country reports, European Commission
(17) Article L337-9 et Amendement N°CE506
(18) Council of European Energy Regulators
(19) Agence de coopération des régulateurs de l'énergie
(20) Réseau européen des gestionnaires de réseau de transport
(21) http://www.europarl.europa.eu/aboutparliament/fr/displayFtu.html?ftuId=F...