La reconversion, parent pauvre des politiques d…
Il y a encore quelques années, la Renfe Operadora (ex-RENFE) était sûrement le dernier souci des opérateurs aériens espagnols. Quant aux opérateurs aériens européens, ils pouvaient se permettre d'ignorer purement et simplement la compagnie ferroviaire publique espagnole.
Ce n'est que depuis très récemment que la Renfe Operadora a les moyens de donner des cauchemars aux opérateurs aériens, devenus ses nouveaux rivaux. Car, auparavant, ses marges de manoeuvre étaient plus que limitées.
Tout d'abord, du fait des différences d'écartements des voies entre le réseau ferroviaire ibérique et le reste du réseau ferroviaire européen, le terrain d'action de la Renfe se limitait traditionnellement à la péninsule ibérique. Ainsi, pour qu'un train espagnol puisse amener des passagers en France, il fallait que les passagers descendent du train espagnol à la frontière pour prendre un train français, aucun des deux trains ne pouvant opérer directement sur le réseau de l'autre en fonction des différences de voies (une adaptation est possible, mais elle prend au minimum une heure)... de quoi faire nettement préférer l'avion et la voiture au train.
De plus, la part du rail est historiquement faible en Espagne, et n'a d'ailleurs cessé de diminuer durant la décennie 1990. Représentant 7% du trafic de passagers en Espagne en 1995, le rail ne représentait plus que 5% en 2007...
De surcroît, la Renfe Operadora a longtemps fait l'objet d'une gestion légèrement hasardeuse. Jusqu'en 2005, elle s'appelait RENFE - c'est d'ailleurs toujours comme cela que les Espagnols l'appellent - et cumulait les fonctions d'opérateur de transport avec celle de gestionnaire de l'infrastructure. Lors de la séparation - assez tardive, en comparaison avec les autres pays de l'Union européenne - le nouvel opérateur de transport a pris le nom de Renfe Operadora pour bien signifier sa tâche, devenant alors une entreprise ferroviaire pure, tandis que la gestion de l'infrastructure a été confiée à l'Adif (Administrador de Infraestructuras Ferroviarias) un organisme public.
Cependant, le renouveau de la Renfe Operadora s'est réalisé en parallèle avec l'ambition d'investir dans le rail, et notamment dans le réseau à grande vitesse (l'AVE, qui est l'équivalent espagnol du TGV). La volonté publique d'accroître considérablement les moyens accordés au réseau ferroviaire pour la construction de lignes à grande vitesse a donné à l'opérateur ferroviaire espagnol une capacité d'action sans précédent face à ses concurrents.
A l'exception notable de la ligne à grande vitesse Madrid-Séville, qui date de 1992 et dont la création est surtout due à des considérations politiques, l'Espagne n'avait pas de ligne ferroviaire à grande vitesse. C'est pourquoi le marché aérien s'est immensément développé en Espagne entre les grandes villes, et notamment entre Madrid et Barcelone, faisant de cette liaison entre le corridor aérien le plus fréquenté d'Europe.
Outre l'avion, le transport en Espagne se fait aussi beaucoup par bus. Les opérateurs de bus y sont prospères, à tel point que le marché espagnol de transport de passagers en bus suscite bien des appétits, comme en témoigne les récentes implantations d'opérateurs de bus britanniques et allemands, via des rachats de petites compagnies espagnoles. La voiture tient aussi un rôle important en Espagne, consécutivement à l'enrichissement du pays durant les dernières décennies.
Mais, avec la construction de lignes d'AVE, le paysage espagnol de transport de passagers change, conformément aux ambitions économiques, environnementales, sociales et politiques des autorités publiques. Ainsi, Madrid a été reliée en 2008 à Valladolid, capitale de la région Castille-et-León, et à Malaga, très importante ville andalouse et haut lieu touristique.
Surtout, la ligne Madrid-Barcelone a été ouverte en février 2008, alors même que le réseau AVE ne cesse de s'étendre : 9000 km d'AVE sont prévus d'ici 2020, avec une extension des connexions au Portugal et une liaison directe avec Perpignan en 2012. Car outre sa rapidité, ce réseau obéit aux standards d'écartement des voies européens, permettant ainsi d'être relié au réseau ferroviaire français.
Concrètement, la Renfe Operadora commence à détenir les moyens de lutter efficacement avec ses concurrents intermodaux. D'emblée, les opérateurs aériens ont compris que le vent allait tourner, et programment des réductions de leurs activités, à l'instar d'Iberia qui a planifié de réduire de 7% ses vols domestiques en 2009.
Concernant la ligne Madrid-Barcelone, la Renfe Operadora s'est attaquée frontalement à la liaison la plus rentable d'Iberia, ayant désormais une part de marché de 38% (alors qu'elle était à peine de 27% avant l'ouverture de la ligne AVE). Très significativement, les compagnies aériennes espagnoles ont perdu 20% de leurs passagers sur les vols domestiques en 2008, alors que durant la même année les trains longue-distance en ont quasiment gagné un tiers.
Néanmoins, la bataille n'est pas encore gagnée pour la Renfe Operadora : les vols domestiques restent en moyenne moins chers que les trajets en train et les opérateurs de bus demeurent très puissants, surtout dans les provinces reculées mal desservies par le train. Et la part de la voiture particulière dans le transport de passagers ne semble pas en revanche pouvoir se réduire rapidement.
Pour autant, la Renfe Operadora s'est lancé dans une ambitieuse stratégie de charme auprès des consommateurs, multipliant les offres, réussissant à réduire la différence de prix entre ses trajets et ceux proposés par les opérateurs aériens, insistant sur la nouvelle qualité du service. Effectivement, la différence de prix tend à s'estomper progressivement, alors que la Renfe Operadora va tenter de s'imposer désormais dans l'univers pour l'instant dominé par les opérateurs de bus.
Face aux opérateurs de bus, la Renfe Operadora compte sur le plan du gouvernement, qui part du constat simple mais réel selon lequel 90% des Espagnols vivent à moins de 50km d'une gare. Par conséquent, avec un réseau rénové et des lignes AVE, le train sera bien plus susceptible d'être utilisé que le bus et la voiture. Car, à terme, le moyen de transport qui est visé d'ici 2020 (date annoncée de la fin des travaux de construction des lignes AVE) est bien la voiture : lorsque la population espagnole pourra de réaliser des moyennes distances (entre régions et surtout intra-régionales) en train sur des lignes AVE, elle devrait privilégier ce moyen de transport à la voiture. De fait, elle le fait déjà lorsqu'il s'agit de grandes distances à travers le pays (les gens préfèrent prendre le train ou l'avion pour effectuer le trajet Madrid-Barcelone plutôt que la voiture).
En réalité, le seul problème demeure le prix, le train restant souvent assez cher comparé aux autres modes de transport disponibles en Espagne. Mais la Renfe Operadora s'efforce de baisser régulièrement ses prix dans ce contexte concurrentiel. Elle peut d'autant plus se permettre ces signaux positifs auprès de la clientèle qu'elle bénéficie de subventions régionales massives pour opérer les transports de proximité. Ce type de transport n'est en effet pas vraiment rentable - notamment du fait des nombreux tarifs préférentiels -, mais les agglomérations le soutiennent financièrement afin de le développer comme alternative ainsi qu'à des fins d'aménagement du territoire.
Par ailleurs, il convient de rappeler que, étant donné la séparation entre opérateur et gestionnaire d'infrastructure, la Renfe Operadora n'a pas déboursé un seul euro pour les colossaux investissements réalisés sur les infrastructures de transport : elle profite des 23,4 milliards d'euros consacrés au réseau ferroviaire sans y avoir contribué directement.1
Au final, la Renfe Operadora parvient, grâce aux nouveaux investissements réalisés à rivaliser efficacement avec la concurrence intermodale. Il est probable de voir l'opérateur national espagnol s'imposer progressivement en Europe comme « le » partenaire ibérique incontournable (alors qu'il n'était auparavant qu'un partenaire ibérique parmi d'autres). L'ouverture à la concurrence, en 2010, au transport de passagers sur le marché domestique (la Renfe Operadora dispose pour le moment d'un quasi monopole) ne devrait pas remettre en cause la puissance de la compagnie. Quant aux opérateurs aériens et de bus, il semble que leur âge d'or soit désormais révolu sur le marché espagnol, avec le renouveau d'une compagnie qui semble ainsi enthousiaste à l'idée de (re-)conquérir des parts de marché.
1 Certes, la Renfe Operadora y contribue via les redevances qu'elle verse à l'Adif pour se servir du réseau, redevances qui ont connu une augmentation significative de 8% en 2007.