La reconversion, parent pauvre des politiques d…
Le projet Nord Stream II continue d’agiter les esprits en Europe. La France, quant à elle, se montre favorable au projet depuis son annonce en 2015. Pourtant, quels seraient ses impacts sur les entreprises et le marché du gaz hexagonaux ?
Le projet Nord Stream II continue d’agiter les esprits en Europe, après la récente déclaration d’Angela Merkel sur son soutien à un maintien d’une partie du transit du gaz russe par l’Ukraine, alors que le tracé du nouveau gazoduc, dont les travaux préparatoires ont déjà commencé, contourne les pays de l’est en passant par la mer Baltique. Les divisions entre les membres de l’Union européenne (UE) s’accentuent à l’approche de l’approbation finale du chantier, chacun défendant ses propres intérêts économiques et géopolitiques. Pourtant des travaux préparatoires ont déjà débuté en Allemagne et en Finlande, alors qu’il ne manque plus que l’approbation du Danemark, dont les eaux territoriales peuvent éventuellement être contournées par le tracé du gazoduc. La France, quant à elle, se montre favorable au projet depuis son annonce en 2015. Pourtant, quels seraient ses impacts sur les entreprises et le marché du gaz hexagonaux ?
La Russie est de longue date un partenaire incontournable des européens en ce qui concerne la fourniture de gaz. La part de gaz russe dans les importations européennes était de 45% en 2015[i], et sa totalité est transportée par des gazoducs qui traversent le continent.
Le succès du projet Nord Stream I, qui, lancé en 2011 seulement, transporte déjà 23% des exportations de gaz russe vers l’Europe, a motivé la construction de Nord Stream II, qui suivra sensiblement le même tracé.
La production de gaz naturel dans trois des principaux pays producteurs européens connait une diminution importante, qui devrait s’accentuer dans les années à venir. Ainsi aux Pays-Bas, premier producteur de gaz naturel de l’UE et fournisseur de plusieurs pays de l’Union dont la France, les problématiques de tremblements de terre dans la région de Groningen, le principal gisement, ont mobilisé l’opinion publique et incité les autorités à diminuer fortement les quotas d’extraction depuis 2017[ii]. En Allemagne, le German Network Development Plan gas (NEP) prévoit une diminution continue de la production, passant de 81 TWh en 2015 à 33 TWh en 2026. De même au Royaume-Uni, d’après le British Department of Energy and Climate Change, l’extraction de gaz entre 2015 et 2035 devrait diminuer de 65% pour tomber à 144 TWh[iii]. Si la demande en gaz des pays de l’UE est stagnante, notamment grâce aux améliorations en matière d’efficacité énergétique, l’effondrement de la production domestique va entraîner une augmentation des importations, de 10,3% d’ici 2025 d’après les estimations les plus basses[iv].
Comme à l’échelle européenne, la consommation finale de gaz naturel en France est stagnante depuis plusieurs années. Cela s’explique entre autres par les progrès faits en matière d’efficacité énergétique, et notamment le renforcement des politiques environnementales concernant les bâtiments, que ce soit dans le résidentiel-tertiaire ou dans le secteur industriel. Cependant, cette stagnation de la consommation de gaz en France pourrait être atténuée par des effets contextuels tels que la sortie du chauffage électrique direct (par convecteur)[v], ainsi que par la reprise des centrales à cycles combinés en remplacement des centrales à charbon, dont Emmanuel Macron a annoncé la fin d’exploitation pour 2022[vi].
Pour confirmer ces perspectives, on remarque que les grands énergéticiens français anticipent que le gaz naturel sera une ressource d’avenir, notamment par le biais de nouveaux usages. Ainsi, Total se lance dans la construction de stations de gaz naturel pour véhicule (GNV), avec l’appui des pouvoirs publics. Le groupe a annoncé ouvrir 25 nouvelles stations par an pour atteindre 110 nouveaux points de ravitaillement en 2022[vii].
Une autre raison avancée pour justifier le futur succès du gaz naturel est sa capacité à répondre aux problématiques environnementales. En effet, les émissions dues à la combustion du gaz naturel sont inférieures à celles issues des autres hydrocarbures. La quantité de CO2 émise par unité d’énergie produite est 40% inférieure à celle du charbon et 20 % inférieure à celle du pétrole. Et, si les émissions d’oxydes de nitrogène (NOx) sont significatives, les émissions de particules fines (PM2.5) et de dioxydes de soufre (SO2) sont presque inexistantes lors de la combustion du gaz naturel[viii]. De plus, le gaz naturel offre une flexibilité dans la production qui permet une meilleure intégration des ressources renouvelables intermittentes, comme l’éolien ou le photovoltaïque, dans le réseau. Il permet également d’établir des synergies avec d’autres réseaux, comme avec le Power-to-Gas ou la cogénération vers les réseaux de chaleur.
La formule tarifaire du gaz (sur laquelle se basent les fournisseurs pour établir leurs tarifs) est indexée sur le prix du baril de pétrole, le prix du gaz sur les marchés de gros et le cours du dollar. Or, Nord Stream 2 aurait un impact positif sur les prix du marché de gros en Europe, en les maintenant à la baisse. En effet, son tracé direct passant par la mer permettra d’acheminer le gaz à un coût environ 40% moins cher que celui passant par l’Ukraine, grâce au gain de distance et à l’évitement des taxes imposées habituellement par les pays traversés[ix]. Le Think Tank bruxellois Bruegel estime ainsi que la France et ses voisins directs verront le prix de leur gaz diminuer[x]. En effet, la baisse des importations de GNL permise par le gazoduc permettrait d’économiser entre 2,6 et 6,9€/MWh d’ici 2025 au niveau européen, d’après l’institut de recherche sur l’énergie allemand EWI[xi].
En dehors des ménages, les opérateurs de centrales cycle combiné-gaz, comme EDF, Engie ou E.ON, ainsi qu’un certain nombre d’industries consommatrices de gaz naturel devraient donc en bénéficier. Les industries les plus concernées sont celles du raffinage et de la chimie.
Le projet reste encore suspendu à deux hypothèses : l’accord du Danemark pour le passage du gazoduc dans ses eaux territoriales et l’évolution de la réglementation européenne, qui donnerait le contrôle à la Commission européenne sur la validation des projets de gazoducs venant de l’extérieur de l’Union, alors qu’elle est ouvertement opposée à Nord Stream 2 depuis de nombreuses années[xii]. La Commission met en avant la dépendance accrue envers le géant russe Gazprom que le nouveau gazoduc entraînerait. En effet, Gazprom aurait ainsi la possibilité de monter ses prix en période de crise[xiii], en profitant de sa situation de quasi-monopole dans la fourniture de certains pays de l’Est de l’Europe. Mais si les principaux opposants au projet se trouvent parmi ces pays de l’Est, c’est notamment à cause de la perte de revenus que leur infligerait le détournement du flux de gaz. Ainsi l’Ukraine perdrait environ 3 milliards de dollars par an en frais de transit[xiv] (montant perçu en 2017).
Enfin, les Etats-Unis sont fermement opposés à ce projet, qui offrirait de nouveaux débouchés au gaz naturel russe, concurrent du gaz de schiste américain. Le Sénat américain, a adopté en juin dernier un projet de loi qui sanctionne les entreprises européennes investissant dans le projet de gazoduc[xv], en les menaçant d’amendes, de restrictions bancaires et d’exclusion des appels d’offres sur le territoire américain, au motif que Nord Stream II menacerait la sécurité d’approvisionnement du continent. Ces sanctions concerneraient cinq groupes gaziers européens, dont le français Engie, qui doivent apporter chacun 10% du financement du projet. D’après Isabelle Kocher, directrice générale du groupe Engie, « il s’agit d’une ingérence assez spectaculaire et inacceptable [des Etats-Unis] dans les affaires européennes »[xvi].
Si le blocage du projet était acté, il faudrait trouver d’autres sources de gaz, car la demande, elle, est bien présente. Or, il y a peu d’alternatives pour la livraison de gaz naturel par voie terrestre, notamment depuis l’abandon du projet de gazoduc Nabucco, reliant l’Iran à l’Europe. Les énergéticiens français devraient dès lors se reporter sur le gaz naturel liquéfié (GNL). Si les prix proposés par les pays fournisseurs de GNL, Etats-Unis, Qatar ou Australie, sont bas, les coûts de liquéfaction et de transport le rendent trop cher pour concurrencer le gaz naturel russe[xvii]. Actuellement, la plupart des terminaux de regazéification européens, dont celui de Dunkerque en France, ne fonctionnent qu’au quart de leurs capacités. On a d’autre part appris récemment que le groupe Engie cherche à vendre ses actifs de GNL, dont onze méthaniers, un navire de soutage qui approvisionne en GNL des navires en escale et des participations dans des terminaux. De même, EDF, qui s’est associé à Total pour financer le terminal de Dunkerque à hauteur de 1,2 milliard d’euros, cherche à revendre ses parts, un an seulement après sa mise en service[xviii].
De plus, les choix de diversification sont assez limités. Ainsi l’Algérie, qui est déjà un fournisseur important pour la France, n’offre pas une alternative suffisamment fiable, le gouvernement algérien refusant de s’ouvrir aux investissements étrangers, qui seraient pourtant nécessaires à une hausse de la production[xix].
La France connait ainsi une demande en gaz constante, en parallèle d’une baisse de la production de ses voisins européens ; ce qui accroît ses besoins d'approvisionnement hors Union européenne. De plus, les grands énergéticiens français investissent dans la distribution de gaz naturel, qui offre une alternative moins polluante que les autres hydrocarbures tout en permettant la flexibilité nécessaire à l’intégration des ressources renouvelables sur le réseau. C’est pourquoi le projet Nord Stream 2, avec son offre de gaz naturel russe bon marché et disponible rapidement, est très bien reçu par les énergéticiens français et leurs clients, industriels et opérateurs de centrales combinés gaz.
Pourtant, certains partenaires européens de l’hexagone, l’Ukraine et la Pologne, s’opposent fermement à ce projet, dans lequel ils perdraient une source de revenus conséquente. C’est également l’avis de la Commission européenne, qui tente de bloquer le projet depuis plusieurs années au nom de la sécurité d’approvisionnement énergétique. Enfin, ce sont surtout les sanctions que le Sénat américain a l’intention de faire peser sur Engie et toutes les entreprises impliquées sur le projet qui inquiètent le marché du gaz national.
[i] Gas in Focus
[ii] S&P Global
[iii] Oxford Institute of Energy, Reducing European Dependence on Russian Gas, 2014
[iv] Clingendael International Energy Programme, Outlook for EU Gas Demand and Needs to 2025, 2016
[v] Gas in Focus, 2015
[vi] Le Point, Macron annonce la fin (difficile) des centrales thermiques, 2017
[vii] Les Echos, Total fait le pari du gaz naturel pour les poids lourds, 2018
[viii] IEA, Commentary: The environmental case for natural gas, 2017
[ix] Bloomberg, Germany Is Addicted to Russian Gas, 2017
[x] Bruegel, Nord Stream 2 means gains for Germany but pain for Europe, 2017
[xi] EWI Energy Research & Scenarios, Impacts of Nord Stream 2 on the EU natural gas market
[xii] New gas market directive will change balance of power between EU and membre states
[xiii] Connaissance des Energies, Nord Stream 2 : le rappel « politique », 2018
[xiv] Atlantico, Nord Stream 2 : ce projet de Gazoduc qui étale au grand jour les tensions entre Européens vis-à-vis de la Russie, 2018
[xv] Les Echos, Ça se passe en Europe : Berlin et Vienne dénoncent des sanctions américaines contre Moscou, 2017
[xvi] Les Echos, Nord Stream 2 : les acteurs craignent les sanctions américaines, 2017
[xvii] L’Usine Nouvelle, Engie préfère le gaz russe, 2018
[xviii] Les Echos, EDF prêt à céder le contrôle du terminal GNL de Dunkerque, 2017
[xix] Jeune Afrique, Investissements étrangers en Algérie : le casse-tête du 51/49, 2016