La reconversion, parent pauvre des politiques d…
Emmanuel Delerm est Directeur organisation et méthodes de Carrefour France, il est également le responsable du programme Blockchain de Carrefour. À travers cet entretien, Emmanuel évoque la vision stratégique de Carrefour sur les sujets blockchain ainsi que sa mise en œuvre.
Emmanuel Delerm : Nous portons effectivement depuis toujours une grande attention à la traçabilité de nos produits, et plus particulièrement à ceux étant sous notre marque, puisque nous en avons la responsabilité légale visible.
Nous n’avons donc pas découvert la traçabilité avec la blockchain, cependant elle est venue s’ajouter à nos process.
Pour nous, les principaux apports de cette technologie sont :
À titre d’exemple, j’ai été amené à auditer la gestion d’une crise sanitaire sur un produit [non tracé via blockchain]. Durant cet audit j’ai dû répondre à la question « est-ce qu’une blockchain aurait permis un meilleur traitement de la crise ? » La réponse est qu’en effet une traçabilité par blockchain aurait conduit à plus d’efficacité car nous aurions eu accès aux données en toute transparence et rapidement. Nous aurions ainsi pu localiser et retirer les produits incriminés beaucoup plus vite.
Emmanuel Delerm : Aujourd’hui je vois se dégager trois grands types de plateformes blockchain pour la traçabilité alimentaire :
Emmanuel Delerm : Il est important de savoir qu’à date nous sommes autonomes vis-à-vis d’IBM Food Trust. Nous poursuivons une approche duale, avec d’un côté une infrastructure développée en interne pour nos produits à marque Carrefour, et de l’autre l’utilisation de la plateforme IBM Food Trust.
La blockchain de la purée Mousline, développée par Nestlé, IBM et Carrefour, tourne sur la plateforme IFT qui a été conçue pour cela.
Concernant l’initiative IBM Food Trust, il nous a paru intéressant de l’expérimenter pour les raisons suivantes :
Emmanuel Delerm : Concernant le consommateur, nous avons fait le choix, à date, d’être transparents. Nous communiquons les noms de nos fournisseurs ainsi que les noms d’un certain nombre d’acteurs qui concourent à la production du produit. Nous avons pu prendre ce parti parce que ces filières existent depuis des années, voire des décennies. La relation et les engagements avec les producteurs de ces filières sont pérennes.
Concernant la confidentialité, qui était l’un des enjeux majeurs, nous avons cloisonné les acteurs par filière. C’est pour cette raison que nous sommes passés de la solution Ethereum à la solution Hyperledger Fabric. En effet, Fabric, avec ses channels[3], permet d’encapsuler des données relatives aux filières. Ensuite au sein des filières nous donnons aux parties-prenantes des droits en CRUD (create, read, update, delete). Nous avons toute une éthique autour de l’information. Pour nous, la blockchain ne doit pas être un moyen pour que des acteurs récupèrent des informations qui ne sont pas les leurs.
Emmanuel Delerm : La première difficulté a été l’acculturation et en particulier l’association blockchain = Bitcoin. Dans l’esprit de beaucoup de personnes c’est la même chose, et la plupart des discussions débutent par une clarification sur ce qu’est la blockchain.
La deuxième difficulté est la bonne connaissance des process métier, c’est-à-dire des process d’élevage, de transformation et de fabrication. Il faut une certaine humilité sur ce genre de projet. Pour la mise en œuvre de chaque filière nos équipes blockchain partent de zéro en connaissance métier. C’est en faisant ce type de projet que l’on se rend compte du fossé entre les produits que l’on achète et notre compréhension de la façon dont ils sont produits. Pour illustrer, voici un exemple que j’apprécie beaucoup : la complexité du processus d’élevage du saumon. Le saumon, lorsqu’il est pêché et transformé a près de trois ans. De plus, c’est un poisson potamotoque, c’est-à-dire qu’il vit la première partie de sa vie en eau douce et la deuxième partie de sa vie en eau salée. C’est dans l’eau salée qu’il prend à la fois sa couleur et sa chair…
La troisième difficulté est l’industrialisation de notre solution blockchain. Cette complexité émane justement des spécificités de chaque process métier de fabrication de produit. Cependant, au fur et à mesure que nous avançons nous y parvenons. Par exemple sur les fruits et légumes nous y sommes parvenus. Mais la tâche reste encore très complexe pour les produits de la mer, les produits d’origine animale. D’un point de vue technique nous sommes cependant capables de mettre en œuvre une filière en deux semaines. C’est vraiment l’analyse du process préalable qui nous freine.
La dernière complexité est celle du recrutement de ressources compétentes techniquement en blockchain. Aujourd’hui notre équipe technique est constituée de plus de 20 personnes, cependant beaucoup de temps a été nécessaire pour recruter ces ressources.
Emmanuel Delerm : Alexandre Bompard[4] a fixé comme objectif, d’ici 2022, de tracer par blockchain toutes les filières qualité Carrefour, soit près de 300 filières.
Deuxièmement nous réfléchissons au déploiement de notre solution sur des produits à potentiel anxiogène, comme par exemple les produits bébé.
Troisièmement nous envisageons de tracer les produits bio. Cependant il faut savoir que le label des produits bio est parfois moins exigeant que le cahier des charges de nos propres filières qualité.
Au-delà des aspects blockchain c’est également la digitalisation du monde agricole qui nous intéresse. Si certains agriculteurs sont très équipés en nouvelles technologies – certains éleveurs de poulets parviennent, grâce à la technologie, à suivre en temps réel la prise de poids de leurs poulets- il n’en est pas de même pour tous. Par exemple chez certains fournisseurs nous digitalisons les cahiers de culture -cahiers traçant les dates de coupe, de fauchage, de lâcher de coccinelles -.
Emmanuel Delerm : Nous avions initialement débuté nos expérimentations sur la technologie Ethereum. Alors que nous menions à bien ces expérimentations, en juin 2017, IBM nous avait approché pour nous proposer Hyperledger Fabric. Nous considérions à l’époque que Fabric n’était pas encore au point, nous avons donc préféré poursuivre avec Ethereum en Proof-of-Work [6]. Cependant, dans un monde de blockchain en évolution permanente, nous nous sommes rendu compte, que ce n’était pas l’idéal pour des blockchains de consortium. Avec les nouveautés d’Hyperledger Fabric qui ont suivi, nous avons finalement franchi le pas.
Emmanuel Delerm : Dans le cas des poulets filière qualité nous stockons : les dates, les volumes, l’identité des entreprises impliquées dans la fabrication, une déclaration du vétérinaire certifiant qu’il n’a pas prescrit d’antibiotiques, les résultats des tests, les noms des responsables qualités ayant effectué des analyses.
La certification de la non prescription d’antibiotiques est importante pour nous, car c’est l’engagement de nos filières qualité Carrefour. De plus, des poulets sans antibiotiques nécessitent deux fois plus de travail que des animaux sous antibiotiques. Nous récompensons donc logiquement les éleveurs qui ne donnent pas d’antibiotique pour leur engagement.
Emmanuel Delerm : À date notre blockchain est constituée de « n » blockchains. Ces blockchains dans la technologie Hyperledger Fabric sont des channels.
Nous avons donc un channel par filière ce qui se traduit par un channel pour le poulet d’Auvergne, un channel pour les tomates...
Et par exemple, dans le cas du poulet d’Auvergne, nous avons de nombreuses parties prenantes : Carrefour, syndicat des volailles fermières d’Auvergne – qui réunit les agriculteurs -, Axéréal -qui fait le grain et la nourriture-, le vétérinaire, l’abattoir.
En général nous avons un nœud par partie prenante et par channel.
Quant aux agriculteurs, ils sont la plupart du temps regroupés en coopératives ou syndicats et ce sont ces entités qui les représentent dans notre gouvernance blockchain. Sur les poulets d’Auvergne, ce sont, comme je le disais, le syndicat des volailles fermières d’Auvergne, pour les tomates c’est la coopérative Rougeline, et pour le lait c’est l’entreprise Gillot. Ce sont principalement ces coopératives ou syndicats qui nous fournissent les photos disponibles sur notre site.
Concernant la gouvernance, l’ajout d’un nouveau membre au channel doit être validé par tous les autres participants. Et il doit également signer une charte.
Emmanuel Delerm : Nous avons pris le parti d’enregistrer tout de même toutes les données, et d’effectuer ensuite des contrôles de cohérence.
Emmanuel Delerm : La blockchain et les smart contracts nous permettent en effet d’effectuer davantage de contrôles de cohérence.
Par exemple, les poulets Label Rouge doivent être élevés durant 80j avant d’être abattus. Ainsi lorsque nous intégrons les données en provenance des éleveurs et abattoirs nous effectuons, via smart contracts, des contrôles de cohérence. Si la donnée présente une anomalie, une alerte est envoyée.
Autre exemple avec le nombre de pieds de tomates sur une parcelle : nous savons que 3000 pieds de tomates peuvent produire environ 45 tonnes de tomates. En implémentant un compteur de production de la parcelle, si nous dépassions de 10% les 45 tonnes, une alerte serait lancée.
Ce type de dispositif permet d’éviter des générations « spontanées » de produits, comme ce qui s’est passé pour le coton bio il y a quelques temps dans certains pays hors Europe. Ce type de scandale casse durablement les marchés.
Emmanuel Delerm : L’ouverture de manière permanente à des acteurs tiers, à des fins d’audits, n’est pas dans notre roadmap à court terme. Cependant, nous avons déjà dû nous soumettre à des contrôles de commissaires aux comptes.
Nous allons rendre notre blockchain accessible à nos équipes internes Sécurité. Nous souhaitons leur mettre à disposition un hashviewer[7] accessible afin qu’elles puissent voir facilement ce qu’il y a dans la blockchain, dans le respect de la confidentialité requise.
Emmanuel Delerm : Premièrement nous demandons aux acteurs leurs accords. Comme vous pouvez le voir sur l’application, nous indiquons souvent les noms des personnes, les adresses, nous affichons des photos. Cependant si les acteurs ne souhaitent pas communiquer leurs informations, il n’y a aucune obligation. Par exemple, pour les producteurs de tomates, indiquer leurs adresses exactes était source de vols dans leurs plantations. Pour contourner le problème nous indiquons simplement des zones géographiques.
Deuxièmement nous nous adaptons au fil de l’eau aux régulations. Par exemple nous avions démarré nos expérimentations avant que la règlementation GDPR ne soit effective, et nous développons des solutions conformes, à base de schémas de données chiffrées et de gestions de trousseaux de clés particulières.
La principale problématique que nous pose GDPR est le droit à l’oubli car la blockchain garde tout en mémoire. Pour ceci nous avons à date deux solutions : sur les produits saisonniers nous pouvons mettre en place de nouveaux channels à chaque saison, les données de la saison précédentes ne sont donc plus disponibles. Sur les produits non saisonniers, les Private Data Collections [8]vont bientôt nous permettre d’adresser le problème.
Emmanuel Delerm : Carrefour est en charge de la maintenance et de la supervision des nœuds sur son cloud. Notre système est robuste et nous avons peu de maintenance à effectuer. Les principaux problèmes que nous rencontrons viennent du réseau, au niveau des latences ou des ports à ouvrir. Le projet obéit à une logique DevOps, et les protocoles de tests et de recette sont assez éprouvés.
À date nous n’avons jamais eu de downtime sur notre socle, sauf lorsque nous devons faire un upgrade Hyperledger Fabric : nous en avons déjà réalisé 3 !
[1] EDI : Échange de données informatisé (EDI) est un échange ordinateur-à-ordinateur de documents commerciaux dans un format électronique standard entre des partenaires.
[2] IBM Food Trust : réseau collaboratif de producteurs, de transformateurs, de grossistes, de distributeurs, de fabricants, de détaillants, etc., qui renforce la visibilité et la responsabilité tout au long de la chaîne d'approvisionnement alimentaire.
[3] Channel : dans Hyperledger Fabric, un channel est un « sous-réseau » privé entre plusieurs membres. Chaque channel est un registre.
[4] Alexandre Bompard est le président-directeur général de Carrefour.
[5] Hyperledger Fabric : plateforme open source blockchain, soutenu notamment par La Fondation Linux et IBM.
[6] Proof-of-work : système de validation des blocs d'une blockchain.
[7] Hashviewer : moteur de recherche qui permet aux utilisateurs de chercher facilement des transactions qui transitent sur la blockchain.
[8] Private Data Collection : dispositif d’Hyperledger Fabric, apparu sur la version 1.2, permettant de rendre confidentiel certaines données ou transactions parmi un sous ensemble de channel.