La reconversion, parent pauvre des politiques d…
Frédéric Dalibard, Head of Digital for CIB / Global Blockchain Coordinator.
Frédéric Dalibard est responsable du digital pour la banque de grande clientèle et responsable de la coordination des aspects Blockchain chez Natixis.
Il est également Chairman et Board Director de R3[1] et membre du Board de Komgo.
Natixis s'exprime fréquemment et depuis plusieurs années sur les sujets Blockchain. Vos concurrents n’ont pas tous extériorisé leurs intérêts pour le sujet ni communiqué leurs réalisations. Pourriez-vous nous expliquer les raisons de votre parti pris ?
Natixis et plus largement le groupe BPCE, se positionne comme leader de l’innovation dans l’écosystème bancaire, notamment en ce qui concerne la Data, le Machine Learning, et les innovations sur les moyens de paiements. En tant que banque de solutions, d’expertises et de niches, nous avons été confrontés à la Blockchain et avons forgé nos propres convictions sur ce sujet depuis 2015. Dès le début, les collaborateurs qui ont eu l’occasion de réfléchir aux évolutions que pourraient apporter cette technologie ont vu un vrai potentiel.
Cet intérêt a également été partagé par le management, qui a apporté très rapidement son soutien, nous permettant de mettre en place une équipe dédiée et de pouvoir nous impliquer dans de nombreux projets réalisés dans le domaine.
Nous avons également la conviction que c’est un sujet d’équipe et de place. Selon nous, effectuer des expérimentations dans son coin limite le potentiel de création et d’adoption. C’est pour cela que nous encourageons et souhaitons embarquer avec nous de futurs partenaires ainsi que nos clients dans cette aventure.
Quels sont les projets actuels de Natixis et dont vous pouvez nous parler ?
Parmi les projets publics, je citerais trois projets phares en trade finance : we.trade[2], Komgo[3] et Marco Polo[4]. Les plateformes we.trade et Komgo sont déjà passées en production dans leurs premières versions et Marco Polo fait l’objet d’une phase pilote et devrait être lancée en production cette année. Nous évaluons également la solution HQLAX[5], une plateforme visant à numériser et à faciliter les transferts d’actifs pour les clients institutionnels, afin d’augmenter la liquidité du marché. Par ailleurs, Natixis a aussi investi dans NowCP[6] (émission et achat de titres de trésorerie) avec Orange et aux côtés de plusieurs institutions financières.
Pour les projets en cours de développement, nous avons un projet européen relatif au « Know Your Customer » (KYC) pour Corporates, très prometteur et nommé Clipeum[7], dont font partie des institutions financières françaises et européennes. Nous avons également participé à différents projets dans le cadre du consortium LaBChain piloté par la Caisse des Dépôts : un projet pour la SFTR[8], un projet sur la transparisation des fonds et un projet de tokenisation de l’euro. Nous implémentons aussi actuellement Madre[9], le projet de la gestion des mandats SEPA piloté par la Banque de France. Enfin, côté Asset Management, nous suivons FundsDLT[10] et IZNES[11], qui sont des solutions pour le maintien du registre de détention de parts de fonds.
Quelle est la position de Natixis sur les cryptomonnaies, les ICOs/STOs ? La loi Pacte permet notamment aux assureurs de proposer des contrats d’assurance-vie exposés aux cryptomonnaies. Est-ce que Natixis envisage de lancer des initiatives sur le sujet ?
Sur les cryptomonnaies et les ICOs, la position choisie par Natixis reste celle de la prudence. En effet, concernant les ICOs, la respectabilité, la réputation et la provenance des fonds constituent autant de risques potentiels en matière d’image. L’AMF a d’ailleurs mis en place un visa facultatif pour indiquer aux investisseurs quelles ICOs présentent certaines garanties telles que l’expérience et honorabilité des dirigeants, l’existence d’un business plan, la mise en place d’un système de gestion des conflits d’intérêt, etc. Désormais, grâce aux évolutions réglementaires, nous pensons que les STOs comme source de financement alternatif vont fortement se développer.
Pour répondre à cette nouvelle demande, nous avons pour objectif d’ajouter cette offre à notre catalogue et d’être en mesure de conseiller nos clients vers la solution la plus adaptée à leurs besoins en nous assurant de la qualité et de la sécurité des offres.
Comment fonctionne la sélection puis la mise en œuvre de projets chez Natixis ? Quelle est l’implication du top management dans ces décisions ?
Nous travaillons de manière systématique avec les équipes métiers sur les projets Blockchain, depuis la phase d’idéation jusqu’à la mise en production. Le sujet du KYC est particulier dans le sens où c’est un projet transverse qui a également tout l’intérêt et le soutien du management de Natixis compte tenu de son importance. La sélection des sujets peut se faire dans les deux sens : lorsque nous devons réfléchir à un nouveau sujet, nous allons vers les équipes métiers concernées, et à l’inverse, lorsqu’une personne d’une équipe métier a une idée sur la Blockchain, elle la partage avec nous. Nous avons construit avec mes équipes un véritable pôle d’expertise autour de la Blockchain. Cela nous permet d’être prescriptifs, et d’apporter un support ainsi qu’une expertise technique aux équipes dans tous les sujets Blockchain présents chez Natixis. Très souvent, lorsqu’une idée nouvelle arrive, il est rapidement question de consortium et d’intérêts convergents. Notre aide est très importante au niveau de la méthode de travail qu’implique la Blockchain, la gestion de projets en consortium étant très spécifique, en particulier au niveau de la gouvernance.
"La gestion de projets en consortium est très spécifique, en particulier au niveau de la gouvernance."
Tous vos projets sont-ils en consortium ?
Oui, tous nos projets sont en consortium, mis à part un POC que nous avons réalisé avec l’un de nos clients, Trafigura[12]. Par la suite, nous avons décidé de rejoindre Komgo, qui a vocation à couvrir un spectre de marché plus large et qui regroupe de nombreux grands groupes. Pour nous, c’est le principe même de la Blockchain que de fédérer un nombre important d’acteurs. Nous n’avons pas vraiment le temps à consacrer à de petits POC ou à des initiatives qui n’aboutiraient pas, il est primordial pour tous de créer des initiatives à plusieurs et de pouvoir se rassembler autour de projets fédérateurs.
Les consortiums Blockchain favorisent la collaboration d’acteurs concurrents. Quels sont les principaux challenges induits par ces modes de fonctionnement ?
Il est vrai que la Blockchain permet des connexions entre établissements ayant peu ou jamais travaillé ensemble auparavant. Après plusieurs années où nous avons expérimenté ce type de travaux, nous sommes plutôt positifs sur ce mode de fonctionnement induit par la Blockchain. Cependant, il faut être très attentif sur certains points :
Plus généralement, quelles sont les difficultés rencontrées lors de la réalisation d’un projet Blockchain ?
L’un des enjeux majeurs est l’implication des équipes métiers avec qui nous allons travailler, tout au long du projet en consortium. Un projet Blockchain nécessite 20% de technologie Blockchain pure, et 80% d'uniformisation, de standardisation et de modélisation du workflow métier. Il faut analyser les processus existants et cibles, ce qui requiert l’implication de sachants métiers.
Une difficulté qu’il me semble importante de mentionner est l’élaboration des modèles de pricing et l’estimation des retours sur investissement de nos projets. De plus en plus, lorsque l’on crée un projet, nous avons besoin que notre business model soit démontré, documenté, et que le ROI puisse être estimé. Cependant, étant donné la faible maturité de ces technologies, le peu de recul disponible et le mode exploratoire jusque-là opéré, une prise de risque est nécessaire sur ces sujets dans un premier temps. Je conçois parfaitement que les promoteurs de ces projets-là souhaitent être breakeven, mais certains résonnent avec des retours sur investissement trop orientés à court-terme. Cela crée des barrières pécuniaires dans l’investissement des projets, et cela peut devenir un véritable frein au développement et à l’adoption de nouvelles initiatives.
Enfin, du point de vue technique, il existe un véritable obstacle lié à l’utilisation du cloud dans les organisations bancaires qui est pourtant un mode de déploiement très souvent proposé pour les projets Blockchain. Une difficulté supplémentaire vient du fait que lors d’un projet Blockchain, il est très courant d’avoir à communiquer avec l’ensemble du réseau, et en même temps d’avoir besoin d’héberger le « nœud » Blockchain au plus proche du système d’information afin de communiquer ou être interfacé avec nos applications métiers. Cela pose des questions de sécurité informatique à prendre en compte et à traiter. Il faut donc que les éditeurs de solutions travaillent à ce que l’architecture de leur solution résolve ces problèmes, et c’est exactement ce que fait Corda Enterprise.
"Un projet Blockchain c'est 20% de technologie Blockchain pure et 80% d'uniformisation, de standardisation et de modélisation du workflow métier."
Quelles solutions technologiques avez-vous testées ? Lesquelles préférez-vous ?
Tout d’abord, nous sommes convaincus qu’une sorte de convergence arrivera entre les Blockchain privées et les Blockchain publiques. Les banques veulent que leurs données soient privées, il faudra donc des Blockchain privées ; cependant elles doivent être aussi proches que possibles des Blockchain publiques pour être utiles, notamment en matière d’étendue du réseau, l’interopérabilité est donc primordiale. C’est pourquoi on peut s’attendre à une convergence au niveau des frameworks / protocoles techniques. Trois frameworks me semblent dominants sur le marché : Corda, Hyperledger Fabric et Quorum[13]. Nous les avons testés et travaillons sur ces trois technologies.
Concernant Corda, Natixis a contribué à son design, étant donné que nous faisons partie des membres fondateurs de R3[14]. C’est la solution que nous favorisons car nous avons une profonde connaissance du fonctionnement du protocole, qui a été validé par notre établissement, en particulier au niveau de l’hébergement et de la sécurisation de l’architecture de la solution.
"Je crois profondément en cette technologie. [...] J'ai la conviction que la Blockchain va fondamentalement transformer la finance."
Vous êtes depuis plus d’un an président du conseil d’administration de R3 ainsi que membre du conseil d’administration de Komgo, en plus de vos activités chez Natixis. Pourquoi cet engagement dans les sujets Blockchain ?
Ma réponse est plutôt simple : je crois profondément en cette technologie. J’ai vécu la crise des subprimes de l’intérieur, et une partie du problème, de sa magnitude, venait du fait que les organisations bancaires ne mesuraient pas l’étendue des positions qu’elles avaient prises. Elles étaient fragmentées sur les géographies à partir desquelles elles opéraient, et étaient logées au sein de différents portefeuilles et sous-portefeuilles, alors que ces organisations ne disposaient pas de moyens intégrés de consolider leurs positions. J’ai la conviction que la Blockchain va fondamentalement transformer la finance et aider à développer les systèmes informatiques qui nous permettent d’interagir avec nos contreparties et de suivre nos risques. Et je pense qu’y croire, et avoir un management qui y croit, est très important. Et finalement, cela a des avantages. Nous sommes parmi les banques les plus avancées au niveau des technologies, et R3 est très à l’écoute de nos retours sur Corda. Nous avons donc pu contribuer à la création d’une solution qui sied aux banques.
Selon vous, quel est le futur de la Blockchain ?
Nous voulons investir dans des solutions d’avenir notamment au niveau des frameworks, ainsi que sur la dualité Blockchain privée / publique. Je pense que l’un des prochains sujets majeurs concerne la tokenisation des actifs, laquelle passera d’abord par la tokenisation des monnaies fiduciaires. Un autre grand sujet – pour le trade finance et plus généralement au-delà du monde de la finance –, sera celui de la convergence entre la Blockchain et l’IoT. Grâce à des capteurs sécurisés et à la technologie Blockchain, la tokenisation et le suivi des actifs physiques s’effectuera plus facilement. En complément, la Data Science permettra d’analyser et d’exploiter ces données.
Quel est votre vœu, si vous en avez un, pour l’avenir de la Blockchain ?
Son adoption en premier plan ! Le coût initial qui a été investi ne doit pas être un frein. Il faut parfois faire « un trou dans la caisse » pour favoriser l'adoption d’une technologie avant de penser aux aspects financiers : si les barrières d’entrée au réseau sont trop grandes, cela ne fonctionnera pas. L’évangélisation est primordiale à mon sens. Il faudrait qu’un message de soutien incitant à ce type d’investissement à destination des entreprises qui implémentent ces infrastructures d’avenir soit envoyé par les gouvernements et/ou les institutions de place ; qu’elles soient nationales, européennes ou mondiales. L’infrastructure devrait être considérée comme un bien commun et un investissement pour la communauté, à l’instar d’Internet.
[1] R3 : Consortium international d’institutions financières fondé en 2015 par une startup du même nom.
[2] We trade
[3] Komgo
[4] Marco Polo
[5] HQLAX
[6] NowCP
[7] KYC - Clipeum
[8] “Securities Financing Transactions Regulation”, une régulation européenne de 2015 qui vise à apporter plus de transparence à certains types de transactions
[9] Madre
[10] FundsDLT
[11] IZNES
[12] Trafigura : entreprise de courtage pétrolier et d'affrètement maritime spécialisée dans le courtage et le transport des matières premières.
[13] Ce sont 3 plateformes Open Source de Blockchain permissionnées. Corda est développée par la R3, Hyperledger Fabric par la fondation Linux et IBM, et Quorum est dérivée de la Blockchain publique Ethereum, et développée par JPMorgan
[14] R3 : Consortium international d’institutions financières fondé en 2015 par une startup du même nom