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La mobilité des agents publics comme levier de subsidiarité

Il faut se méfier des idées communément admises, et ne pas baser des constructions idéologiques sur ces idées, au risque de passer à côté des solutions sinon du problème.

La mobilité des agents publics de l'État, qu'elle soit géographique ou fonctionnelle, est une caractéristique essentielle d'une fonction publique de carrière, organisée par des statuts. La séparation du grade et de l'emploi, la mobilité obligatoire lors de la promotion, les positions statutaires de mise à disposition, de détachement, de disponibilité sont autant d'outils qui ont été confortés par la loi « Mobilité et parcours professionnels » de 2009, qui l'institue en droit individuel.
Et pourtant, la mobilité apparaît en panne, et l'idée est assez répandue qu'elle pourrait être le symptôme d'un immobilisme catégoriel d'agents rétifs à toute réforme.

1. Les mutations de la mobilité

Pour être mobile, comme pour toute action, il faut être prêt à le faire, en mesure de le faire, et capable de le faire. Les mouvements des agents étaient assez naturels et fréquents il y a encore quelques lustres, alors que l'organisation de l'État était marquée d'une grande constance, les périmètres des ministères immuables, et les missions invariables. Un fonctionnaire pouvait facilement savoir pourquoi bouger, que ce soit pour faire carrière, ou pour un rapprochement familial parfois héliotrope.

Ce faisant, il bénéficiait de certitudes sur les risques encourus, objectivement faibles, et de perspectives sur les bénéfices attendus, qu'ils soient en termes de progression professionnelle ou de qualité de vie familiale. Cet heureux temps est révolu. L'État est devenu agile, adaptant en permanence son organisation (RéATE) et ses missions (revue des missions), au gré des réductions d'effectif (RGPP), de modification de son architecture budgétaire (LOLF), de transfert de missions plus ou moins régaliennes (décentralisation, transfert de compétences aux collectivités, externalisations au secteur privé, voire sous-traitance aux associations), et d'évolution des périmètres d'attribution ministériels. Dans ce maelström sans fin, alors que les réformes sont jugées impossibles à mener en France, un agent en apparence immuable derrière son bureau a subi deux, trois (voire plus... ) mobilités en peu de temps, voyant se transformer ses tâches, en perdant certaines, en récupérant d'autres au débotté, changeant de chef, de voisin de bureau, d'appellation de sa structure au profit d'acronymes parfois abscons, et en tout cas peu propices à l'appropriation. Cela pourrait donner une envie d'ailleurs... mais pour aller où ? Et pour faire quoi ? C'est peut-être cet état de mobilité invisible que l'on qualifie de perte de repères. Dans une société qui mue et se dématérialise, ne pas bouger finirait presque par donner le tournis.

Si l'on détermine que l'État, pour accompagner les réformes qu'il juge indispensables, doit disposer d'agents en nombre limité, donc nécessairement physiquement et fonctionnellement mobiles, quels sont les freins sur lesquels il faut agir ? Avec quels leviers, en agissant sur quels ressorts ?

2. Les faux leviers de la mobilité

Il y a de faux leviers d'action, qui ne peuvent être actionnés sans changements profonds qui demanderaient une volonté forte et partagée dans le temps. Dans l'écosystème propre à la fonction publique d'abord, des freins évidents sont identifiables, et depuis si longtemps qu'ils devraient avoir été rongés depuis belle lurette :

  • La gestion RH de l'État n'est pas une vraie GRH. C'est avant tout une gestion administrative, corps statutaire par corps statutaire, sans pouvoir de décision autonome en dehors des instances centralisées paritaires, qui arbitrent les mouvements à échéances annuelles dans des grands-messes dont le rituel est soigneusement équilibré. Pour assurer l'égalité de traitement entre les individus, la loi des grands nombres s'impose pour assurer la régression des moyennes vers la médiane et gommer toutes les particularités. Sauf à imaginer une révolution qui dépasserait les mentalités, il est difficile d'espérer changer cela à court terme, d'autant que ce n'est peut-être pas le frein essentiel.
  • La gestion RH de proximité est confiée, le plus souvent, à la chaîne hiérarchique, elle-même consommée par ses obligations propres. Contraints par les réductions d'effectifs de la RGPP, les ministères se sont très naturellement recentrés sur leurs missions prioritaires, faisant porter les efforts d'abord sur les fonctions support, réputées accessoires et aisées à mutualiser, dont font partie les fonctions RH. Pour réussir une réforme, il faut savoir investir dans son accompagnement RH, au moins dans la phase initiale.
  • Les différences très significatives entre les nombreux régimes indemnitaires sont un autre handicap certain à la mobilité entre ministères et entre fonctions publiques. Il y a des ministères réputés généreux, situés en général près des cordons de la bourse, d'autres moins argentés, plus près du fond de la poche, et il est difficile de passer de l'un à l'autre. Mais cet arsenal de primes aussi diverses et variées que parfois ésotériques n'est pas près d'être simplifié malgré les pétitions de principe unanimes : il ne faut pas oublier qu'il est construit pour compenser des obligations statutaires, pour assurer l'impartialité et l'indépendance des fonctionnaires, ou pour conserver une attractivité et fidéliser des ressources en compétences. Et bien entendu, pour valoriser la qualité des services rendus, sans toucher au salaire indiciaire qui impacte les retraites. Appeler de ses vœux une refonte du système peut défouler, mais a peu d'impact potentiel immédiat.
  • L'architecture LOLF est un autre frein majeur à toute évolution, car la loi n'est pas allée au bout de ses intentions. Conçue pour donner aux responsables de programme les moyens de leurs missions, contre un engagement de résultats dont ils étaient comptables devant le parlement, elle partait d'un bon sentiment. Mais pour rester souple, elle ne pouvait pas s'assortir d'un contrôle a priori suspicieux et comptable, qui contraint le gestionnaire de ressources (surtout en effectifs et en masse salariale) à rester en permanence sous les plafonds ; il est risqué, lorsqu'ils sont bas, de vouloir garder la tête levée. Les sous-effectifs constatés au nord et à l'est compensent les sureffectifs observés au sud et à l'ouest, et c'est toute l'efficacité de l'action qui est compromise par la recherche de l'efficience.

Au-delà des particularités de la fonction publique, le contexte sociétal a aussi beaucoup évolué depuis l'époque où les fonctionnaires étaient assez naturellement mobiles. Les repères familiaux ne sont plus les mêmes. Comme chacun, le fonctionnaire (qui est majoritairement une fonctionnaire) doit, pour assurer un train de vie suffisant, compter sur le deuxième salaire. Le conjoint n'imagine pas, à raison, sacrifier son emploi pour la carrière de l'autre. La mobilité de l'un dépend de la mobilité de l'autre, et, même lorsqu'ils sont tous deux agents de l'État, la mutation conjointe est un objectif peu souvent satisfait. Surtout pour les agents à faible revenu (catégories B et surtout C), la sédentarisation est une obligation. Tout doit se traiter dans le bassin de vie, le bassin économique, qui est le territoire vécu.

3. Des vrais leviers de mobilité à rechercher dans la délégation de responsabilités au plus près des réalités du territoire vécu

Il y a donc toutes les raisons de désespérer à contempler ces freins fermement serrés. Mais aussi d'imaginer ! Et de chercher les vrais leviers d'action du côté de l'animation de la mobilité dans l'actualité de la décentralisation. La réalité des besoins, en termes d'efficacité de l'action et de réponse aux aspirations des agents, peut finir par s'imposer. Les changements de paradigme dans l'exercice des responsabilités de l'État dans les territoires, la décentralisation des décisions, la recomposition des structures, créent sous contraintes les conditions nécessaires et suffisantes pour déclencher le mouvement. Il n'y a peut-être pas pour cela nécessité de changer les lois, les statuts, d'harmoniser les dispositifs indemnitaires, sauf à vouloir reporter les échéances aux calendes grecques.

  • Il suffit peut-être, pour les ministères, de desserrer l'étau des contraintes comptables, de faire confiance, de responsabiliser les acteurs régionaux et territoriaux, de jouer la carte de la subsidiarité des décisions, enfin, et pour de bon. Le territoire vécu, celui où se jouent les mobilités fonctionnelles sans contraintes géographiques excessives, pour ce qui est de la GRH, doit être considéré comme interministériel, et non comme une co-localisation de ministères gérant nationalement des ETP, sous des plafonds d'emplois et de masse salariale.
  • Il faut redonner des marges de décision aux cadres de terrain, les rendre acteurs de cette véritable GRH de proximité. Ce sont eux, grâce à la mise en œuvre des outils que sont l'accompagnement des individus, l'animation des formations, les bilans de compétences et de carrière, mais aussi de la GPEC, qui peuvent constituer le point nodal de l'animation des mobilités : identifier les besoins, les souhaits, les potentiels de progression, animer, susciter, former, en peu de mots, projeter les individus sur un parcours professionnel. Le fonctionnement en réseau de ces acteurs, dont les effectifs doivent être respectés, est indispensable, au-delà de leur appartenance à un ministère. Le paritarisme peut trouver sa place là, près des aspirations des individus.
  • Mais la GPEC doit être perçue comme un outil opérationnel, ce qui est loin d'être le cas. Il faut passer d'une GPEC exhaustive et punitive, à une GPEC plus accessible et plus simple. La première est imposée par les administrations centrales, et vécue comme un moyen chronophage de comptabiliser à échéance fixe des ETP mouvants. Sans ambition excessive de description exhaustive de l'existant, la seconde ne pourra émerger et s'améliorer que quand elle sera enfin considérée comme utile.

Ces pas franchis, il serait possible d'identifier dans le champ interministériel les acteurs à qui seraient confiées ces responsabilités, de les légitimer, d'utiliser tous les outils réglementaires existants, avant, secondairement, d'examiner la nécessité de simplification des statuts et des indemnités, ou de créer des corps interministériels qui ne soient pas à gestion ministérielle.

Il s'agit, au fond, de considérer les parcours de carrière dans la fonction publique comme la conséquence des parcours professionnels, et non l'inverse. C'est un moyen de redonner confiance aux agents, vis à vis desquels il faudra savoir s'engager pour qu'ils redeviennent acteurs de leur parcours, en sachant prendre en compte la réalité de leurs contraintes, en particulier économiques et géographiques, en pariant sur leur montée en compétences. Reporter la prise de décision là où elle peut être réactive et adaptée à un contexte local, c'est un vrai levier pour rendre les fonctionnaires à nouveau en capacité d'être mobiles, dans le territoire vécu, là où peut se nouer la conjonction des intérêts individuels et institutionnels.