La reconversion, parent pauvre des politiques d…
Découvrez notre bilan et nos perspectives sur la rémunération à la performance des agents publics
Philippe BEZES[1] a montré que l’Etat français connaît depuis 1945 un réel souci d’efficacité des politiques publiques qu’il mène. Mais c’est véritablement depuis la LOLF (Loi Organique relative aux Lois de Finances) adoptée en 2001 que la notion de performance irrigue l’Etat français[2]. En effet, la LOLF découpe l’action publique en missions, programmes, et actions soutenus par des budgets opérationnels de programmes (BOP). A tous ces niveaux, l’action publique est pilotée par des indicateurs : le projet de loi de finances pour 2016 en compte plus de 2 000[3]… Elle bascule ainsi d’une logique de moyens à une logique de résultats. Une culture de la performance via l’évaluation est plus largement consacrée, comme l’illustra la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, qui confia au Parlement et à la Cour des comptes le rôle de l’évaluation des politiques publiques.
Inscrite dans les textes, la consécration de la performance comme axe directeur de l’action publique est un défi à décliner concrètement. Or, ce défi ne peut être réussi sans le concours des agents publics, qui au quotidien, exécutent les BOP, tentent d’atteindre les objectifs définis dans les PAP (Projet Annuel de Performance), et ainsi participent à des RAP (Rapport Annuel de Performance), satisfaisants…Mais ces agents publics sont-ils eux-mêmes guidés par la notion de performance, en particulier sur leur feuille de paie ? Le serait-il, serait-ce une garantie d’efficacité et de qualité des politiques publiques ? Sia Partners propose dans ce premier article de dessiner un bilan puis dans un second de tracer les perspectives de la rémunération à la performance des agents publics en France.
Vouloir mesurer la performance de l'action publique et par la suite celle des agents publics, implique de s’interroger en amont sur sa définition, d’autant plus qu’elle structurera in fine les modalités de construction des indicateurs de performance. Or, cette démarche de définition rencontre des difficultés méthodologiques. Autant l’entreprise crée de la valeur, autant l’action publique repose sur des principes difficilement palpables : continuité du service, libre accès aux prestations, neutralité garantissant l’égalité de traitement de citoyens. Cette action produit par ailleurs des biens publics (de la sécurité, de la justice, etc.) aux définitions subjectives. Dès lors, la performance aura une part d’évaluation subjective ; chaque citoyen formulant ses conceptions de la sécurité, de la justice, etc. telles qu’il voudrait en bénéficier. Pourtant, l’objectivation de la performance publique est sans cesse développée. Cette dernière s’articule autour de trois principes directeurs[4] :
Logiquement, chaque indicateur de performance déclinés dans la loi de finances s’inspire de ces trois concepts. La transposition de cette définition de la performance à l’agent public s’est avérée longue et complexe.
Le statut de la fonction publique d’Etat (article 17 de la loi n°83-634 du 13 juillet 1983) prévoit bien une notation de l’agent public, censé être le critère de son avancement et in fine d’une évolution de sa rémunération. Toutefois la pratique administrative a largement vidé de son sens cet outil. Les notes attribuées tendent en effet vers 20. Un article du CNFPT[5] relève même que « dans la fonction publique territoriale, dans une communauté urbaine comme Nantes Métropole comportant plus de 2 500 agents, près de 98 % de ces derniers ont, systématiquement, chaque année, la note de 18 / 20 »…C’est notamment à cause de cette concentration des notes au plafond que l’évaluation par entretien est venu effacer la notation, via la loi du 3 août 2009, complétée par le décret du 28 juillet 2010), cette dernière demeurant toutefois dans le statut. L’évaluation a pour ambition de rétablir un lien véritable entre la performance de l’agent et le déroulement de sa carrière, « des réductions ou des majorations d’ancienneté pouvant être attribuées par rapport à l’ancienneté moyenne exigée par le statut du corps pour accéder à l’échelon supérieur » (article 7 du décret n°2010-888 du 28 juillet 2010). En outre, l’ordre de mérite au tableau d’avancement intègre les comptes-rendus de ces entretiens.
La notion de performance est ainsi récemment entrée dans le statut et la gestion RH des agents publics. Mais comment cette notion s’est plus précisément matérialisée dans le traitement des agents publics ?
Si les dispositifs de rémunération à la performance individuelle sont nombreux, nous cherchons à mettre en lumière ici qu’ils ont comme point commun de n’avoir pas atteint leurs objectifs.
La LOLF ne prévoit pas en tant que telle de dispositifs de rémunération à la performance, mais la culture qu’elle a diffusée s’est accompagnée in extenso de dispositifs financiers adéquats, en premier lieu pour les hauts fonctionnaires censés portés l’application de la LOLF au quotidien. Jean Arthuis, alors sénateur, soulignait ainsi que la « LOLF permet de poser la question de la rémunération à la performance qui serait mesurée par la contribution de l’agent ou du service à la réalisation d’objectifs mesurables prévus par la LOLF » [6].
C’est pourquoi de premières formes de rémunérations à la performance sont apparues dans les années 2000. C’est le cas pour les magistrats du Ministère de la Justice dès 2003, les fonctionnaires occupant des emplois d'encadrement ou d'expertise en administration centrale dès 2004, les personnels des services du Premier ministre dès 2005 ou encore les directeurs d’administrations centrales en 2006. Mais le dispositif le plus large fut la prime de fonction et de résultats, créée fin 2008. Elle fut remodelée en 2014 par le décret portant création du RIFSEEP pour « Régime indemnitaire tenant compte des fonctions, des sujétions, de l'expertise et de l'engagement professionnel (RIFSEEP) ». Sa seconde composante, après l’IFSE – Indemnité de Fonctions, de Sujétions et d’Expertise -, prévoit un Complément Indemnitaire Annuel (CIA), dont le montant sera fixé individuellement en fonction « de la valeur professionnelle de l’agent, de son investissement personnel dans l’exercice de ses fonctions, de son sens du service public, de sa capacité à travailler en équipe et de sa contribution au collectif de travail ». Il est à noter ici qu’un versement sur une année n du CIA n’ouvre pas droit à un versement en n+1.
Si l’application du RIFSEEP est trop récente pour en tirer une analyse, les régimes précédents ont quant à eux révélé leurs limites.
La montée en puissance des régimes juridiques de rémunération à la performance dans les années 2000 puis 2010 s’est traduite financièrement : en 2013, 20,6% de la rémunération totale dans la fonction publique d'Etat est composée de primes (hors indemnité de résidence et supplément familial).[7]
Cette part qui peut sembler élevée doit cependant être regardée comme une moyenne : les cadres publics ont une part variable de leur rémunération bien supérieure aux restes des agents publics. La part de primes s’élève ainsi à 31,9 % de la rémunération totale pour les agents de catégorie A, 27,1 % pour ceux de catégorie B et 22,9 % pour ceux de catégorie C[8]. L’attribution de primes de performance profite ainsi principalement aux managers publics. L’autre effet pervers généré par les dispositifs de rémunération à la performance se situe non entre agents publics, mais entre usagers du service public, si certains permettent aux premiers d’atteindre plus aisément leurs indicateurs de performance que d’autres.[9]
Au-delà de cette rupture dans l’égalité de traitement, la rémunération à la performance individuelle a occasionné des difficultés certaines dans sa mise en œuvre opérationnelle. En effet, la construction d’objectifs de performance à assigner aux agents concourant aux politiques publiques produisant des biens dits « publics » (exemples : la santé, la justice, etc.) est complexe par essence : qu’est-ce qu’une politique de santé de qualité ? Une politique judiciaire de qualité ?
En outre, quand bien-même l’objectif de performance individuelle serait clairement défini (la réduction de la délinquance par exemple), les indicateurs permettant de mesurer son atteinte restent problématiques[10]. Des indicateurs de performance peuvent aussi venir en perturber d’autres : comme le montrent O. Hart, A. Shleifer et R. Vishny, les contrats de partenariats entre l’Etat fédéral américain et le secteur privé pour la construction et la gestion d’établissements pénitentiaires permettent certes de baisser les coûts de la politique pénitentiaire, au détriment toutefois de la qualité de l’accueil et de la ré-insertion, sans non plus répondre à des situations extrêmes, comme les émeutes, la violence entre prisonniers, etc.[11]. En France, la lutte contre la délinquance et ses nombreux indicateurs (nombre d’arrestations, de saisies, de crimes ou de délits…) l’a emporté sur la police de proximité, dont la performance est difficilement mesurable, encore moins lors d’un suivi mensuel. Enfin, Baker voit les dispositifs d’incitation à la performance comme des « contrats incomplets » : on ne peut y inscrire à l’avance la complexité de situations auxquelles l’agent public devra faire face[12]. Incomplets, les dispositifs de rémunération à la performance l’ont été en Afrique sub-saharienne lors de la mise en œuvre des plans d’ajustements dans les années 1970 et 1980. Les hauts fonctionnaires censés les décliner ont été rémunérés sur la base d’indicateurs, dont la transparence fut remise en question[13]. L’ouverture de la gouvernance et des mécanismes de responsabilité clairement définis apparaissent dès lors comme des corollaires essentiels aux dispositifs de rémunération à la performance.
Les lacunes ici soulignées de la rémunération à la performance individuelle ne sont pas compensées par la réussite des dispositifs d’incitation à la performance collective.
La conception française de l’Etat, garant de l’intérêt général, semble davantage en phase avec la rémunération à la performance collective, où les agents d’un bureau, d’un service, d’une direction seraient davantage rémunérés individuellement s’ils ont réussi collectivement.
C’est pourquoi la loi du 5 juillet 2010 crée la possibilité de rémunérer une équipe, une direction si leurs objectifs ont été atteints. Déclinée en 2011 dans la fonction publique de l’Etat, et en 2012 dans la fonction publique territoriale, cette possibilité reste toutefois peu utilisée, tant pour des raisons d’agenda, de contrainte budgétaire, que de complexité juridique de mise en œuvre.[14]
Quand bien-même les dispositifs de rémunération à la performance, individuelle comme collective, seraient pertinents dans la définition des objectifs et des indicateurs afférents ; quand bien-même ils seraient égalitaires, et utilisés selon leur lettre originale, cela garantirait-il in fine un Etat plus efficace car animés au quotidien par des agents guidés par l’objectif de sa performance ? De nombreuses études et enquêtes démontrent que la réponse à cette question est largement négative, l’incitation financière à la performance semblant intrinsèquement inefficace.
Dans un article récent, la Harvard Business Review montrait que les incitations financières à la performance des cadres du privé comme du public, étaient…désincitatives[15]. En effet, l’insertion de sources de motivation extrinsèques bouleverse les sources de motivation intrinsèques. En outre, et comme vu infra dans cet article, fixer des objectifs de montée en compétences (« learning goals ») serait plus efficace que fixer des objectifs de performance («performance outcomes »). Enfin, la HBR critique également la construction d’indicateurs de performance, susceptibles de faire carrément l’objet de tricheries.
S’agissant spécifiquement du secteur public français, le rapport de l’OCDE[16] démontre qu’en cohérence avec la construction intellectuelle du statut de la fonction publique français comme cadre protecteur d’avancement de carrière (protecteur notamment du pouvoir discrétionnaire du politique – inscrit à l’article 11 de la loi du 13 juillet 1983), l’agent public est davantage porté par l’évolution de sa carrière, que par la rémunération qu’il pourra en tirer. Cela est autant vrai à l’entrée de carrière – les individus se portant candidat à des fonctions publiques placent la rémunération comme un facteur de motivation moins important que les candidats au secteur privé[17] – que tout au long de celles-ci. Les travaux de recherche[18] et les enquêtes[19] montrent ainsi que les perspectives de carrière et de promotion et l’intérêt du travail exercé s’avèrent être les facteurs de motivation essentiels pour les agents publics, loin devant l’incitation constituée par la rémunération. La hauteur de la rémunération d’un agent ne concourait ainsi pas directement à sa performance. Elle serait même contre-performante : en effet, Bruno Frey montre que la motivation extrinsèque (la compensation monétaire) chasse la compensation intrinsèque (la satisfaction du travail bien fait, l’envie d’être utile à la société)[20].
Si lien direct il y a entre rémunération à la performance et efficacité accrue de l’action publique, son bilan serait ainsi négatif.
Le rapport de l’OCDE déjà cité voit par contre un lien indirect dont le bilan serait positif. En effet, les dispositifs de rémunération à la performance impliquent en pratique de revoir les processus de gestion et de fixation d’objectifs, de renouveler le dialogue avec la strate managériale. Tous ces passages largement conseillés lors de la mise en œuvre d’une rémunération à la performance peuvent – eux – rendre une administration plus efficace dans sa déclinaison des politiques publiques. Il est essentiel de souligner que ce lien est facultatif puisque la création en France de dispositifs de rémunération à la performance n’a pas été accompagnée par une revue des processus de gestion, ni par un échange enrichi entre managers et opérationnels.
[1] Politiste et sociologue, spécialiste de la sociologie historique des politiques de réformes de l’État et des administrations publique
[2] Philippe Bezes, Réinventer l'Etat. Les réformes de l'administration française (1962-2008), Presses universitaires de France, collection « Le lien social », 2009.
[4] Le Ministère du Budget définit bien la performance publique comme « la capacité à atteindre des objectifs préalablement fixés, exprimés en termes d’efficacité socio-économique, de qualité de service ou d’efficience de la gestion ».
[6] Rapport d’information n°388 sur l'état d'avancement de la mise en œuvre de la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances, Jean ARTHUIS, 9 juillet 2003, Sénat.
[7] Rapport sur l’état de la fonction publique et les rémunérations, Annexe au projet de loi de finances pour 2016.
[8] Ibid
[9] Bacache – Beauvallet, M., 2006, « How incentives increase inequality», Labour, 20 (2), p. 383 - 391
[10] Bacache – Beauvallet, M., 2016, « Où va le management public ? Réformes de l’Etat et gestion de l’emploi public, coll. « Positions », Terra Nova.
[11] Oliver Hart, Andrei Shleifer et Robert Vishny, «The Proper scope of Government: Theory and application to prisons», The Quaterly Journal of Economics, 1997, vol. 112, 4, 1127-1161.
[12] George Baker, «Incentive contracts and performance measurement », The Journal of Political Economy, 1992, vol.100, 598-614
[13] Dia, M. (1993). A governance approach to civil service reform in Sub-Saharan Africa (Vol. 23). World Bank Publications.
[14] Samuel – Frédéric Servière, 2016, « L’intéressement collectif dans la fonction publique : pourquoi ça ne marche pas », Fondation IFRAP.
[15] Dan Cable et Freek Vermeulen, « Stop Paying Executives for Performance», Harvard Business Review, 2016.
[16] OCDE, La rémunération liée aux performances dans l’Administration, 2005
[17] Enquête Ipsos / Logica Business Consulting pour Le Monde, mars 2012.
[18] Annie Hondeghem, Wouter Vandenabeele, “ Valeurs et motivations dans le service public ”, Revue française d'administration publique 3/2005 (no115) , p. 463-479
[19] Enquête d’Ineum pour Acteurs Publics, 2008.
[20] Bruno Frey, Not just for money. An Economic theory of personal motivation, Edward Elgar, Cheltenham, 1999.