Aller au contenu principal

La sobriété, une démarche nécessaire pour des modes de vie plus soutenables

Interview de Pierre Galio, Chef du Service Consommation & Prévention de l’Ademe

Aujourd’hui de nombreux indicateurs tels que l'empreinte écologique ou le jour du dépassement [1] montrent que le modèle dans lequel nous évoluons et qui repose sur une croissance en volume des biens et services produits et consommés, atteint ses limites. Ce développement apparaît aujourd’hui comme non durable car prédateur en ressources, en énergie, et donc impactant sur l’environnement, la santé, la biodiversité.

Pour Pierre Galio, une partie de la réponse se trouve dans le développement de démarches de sobriété individuelles et collectives. Chef du Service Consommation & prévention de l’Ademe, il revient pour Sia Partners sur la nécessité de faire de la sobriété un nouveau paradigme.

Sia Partners

On entend de plus en plus parler de "sobriété". Que recouvre ce concept et pourquoi est-il particulièrement d'actualité aujourd'hui ?

Pierre Galio

La notion de sobriété est protéiforme mais l’utilisation de plus en plus fréquente de ce terme dans le débat public renvoie aux enjeux environnementaux que nous connaissons actuellement. [2]

En effet, on constate depuis une dizaine d’années une accélération de la prise de conscience du changement climatique et de la finitude des ressources du monde. Cela s’observe dans les enquêtes d’opinion que nous réalisons régulièrement, et s’est traduit très récemment dans les urnes lors des dernières municipales de 2020. 

Cette prise de conscience individuelle et collective conduit à une remise en cause du modèle d’abondance [3] dans lequel nous évoluons. Cela passe par de l’optimisation, c’est le cas lorsqu’on travaille sur l’efficacité énergétique ou matière par exemple, mais également par la remise en question même des processus. Et dans la recherche d’alternatives à l’abondance, on observe de plus en plus de mouvements qui réfléchissent autour de la notion de suffisance : sobriété volontaire, minimalisme, frugalité, mouvements slow [4], low tech, … Tous ces mouvements ont en commun la recherche du moins mais mieux, en particulier en termes d’accomplissement et de « bien-vivre ».

Le confinement a été l'occasion d'observer une sobriété généralisée (même si subie) et d'entrevoir un monde d'après, où en est-on sur la prise de conscience individuelle et collective ?

Tout d’abord il faut préciser que pour environ 9 millions de français qui vivent en dessous du seuil de pauvreté, la sobriété s’impose quotidiennement à eux par la difficulté à subvenir à leurs besoins. Elle est ici subie, ce qui n’est évidemment pas acceptable. Par ailleurs, dans notre société dite “de consommation”, au-delà de la nécessité de subvenir à ses besoins, les comportements de consommation sont des marqueurs très importants d’identité sociale : on va consommer, parfois surconsommer, pour exister socialement et tenter d’atteindre des strates sociales supérieures. La réponse est donc nécessairement différente en fonction du groupe social que l’on considère

Ainsi on constate qu’actuellement, la prise de conscience reste minoritaire et inégalement répartie en fonction des catégories sociales. Une partie de la population de plus en plus sensibilisée travaille à faire évoluer les modes de vie quand une autre au contraire se jette toujours à corps perdu dans la société de consommation.

On perçoit cependant dans nos enquêtes d’opinion une augmentation de la prise de conscience des enjeux autour du gaspillage des biens manufacturés: accumulation de biens peu utiles et peu utilisés, mise au rebut de biens en état de fonctionnement. Cette notion est une porte d’entrée à la remise en question de notre façon de consommer.

Nos modes de consommation semblent donc aujourd’hui profondément inscrits dans nos habitudes individuelles et renforcées en permanence par notre environnement, à commencer par la publicité.

La publicité façonne en effet les imaginaires et joue un rôle important dans nos représentations des normes liées à la consommation. Dans les réflexions menées autour de la sobriété, la place de la publicité dans la transition écologique est actuellement questionnée : en juin dernier, un rapport a été remis à la ministre par Thierry Libaert et Géraud Guibert [5] alors que le programme SPIM publiait l’étude Big Corpo ; des études ont été conduites par GreenPeace, la Convention Citoyenne a proposé des mesures dans son rapport et le groupe parlementaire Écologie, Démocratie, Solidarité (EDS) a déposé une proposition de loi à l’Assemblée Nationale.

Il est indéniable qu’il faut agir sur cette question de la publicité, qui pourrait davantage réorienter les besoins des consommateurs vers des produits à faible impact et faire évoluer les « standards » et les représentations de bien-être qui sont véhiculés.

La sobriété réinterroge donc directement nos pratiques de consommation et plus généralement nos modes de vie. Comment les entreprises, dont l'objectif premier consiste à "faire du volume", peuvent participer à l’effort pour la sobriété ?

Nous avons pu observer pendant la crise sanitaire de la COVID-19 à quel point certains secteurs comme l’automobile ou l’aviation sont sensibles à un changement brusque de comportement des consommateurs. Si ces derniers étaient amenés à revoir plus en profondeur leurs modes de consommation, l’activité d’un grand nombre d’entreprises dont la valeur est corrélée au volume des flux échangés seraient potentiellement fortement impactée. 

Tout l’enjeu pour l’activité des entreprises porte donc sur leur capacité à opérer un changement de modèle depuis un système où la création de valeur repose sur des flux vers un système où cette valeur repose sur la coopération et un nouvel équilibre économique entre acteurs impliqués dans les solutions proposées.

Des modèles comme celui de l’économie de la fonctionnalité offrent des opportunités pour conduire ces changements et dépasser la relation « acheteurs-vendeurs » échangeant des volumes sur le très court terme. En se basant sur l’intelligence des solutions proposées, l’économie de la fonctionnalité permet de mieux répondre aux besoins des consommateurs tout en assurant des revenus réguliers et de long terme aux entreprises (système d’abonnements, fidélisation des consommateurs…). Les acteurs impliqués travaillent en collaboration à l’identification du besoin et à la meilleure réponse pouvant lui être apportée.

Actuellement, ces offres se développent notamment en B-to-B, portées par des entrepreneurs qui souhaitent échapper aux logiques de volume. Néanmoins, pour diffuser le modèle à plus large échelle il faudra nécessairement que la demande des consommateurs et l’offre des entreprises avancent de façon simultanée. Dans d’autres domaines, cette évolution entre l’offre et la demande a pu être observée dans le cas de la grande distribution, où les entreprises sont très à l’écoute des besoins des consommateurs. Le bio, le vrac et plus récemment le marché de l’occasion se sont progressivement généralisés alors que des signaux des consommateurs manifestaient leur appétence pour ces nouveaux produits. C’est ce qu’on peut attendre désormais avec une volonté de privilégier l’usage à la possession. 

Il semble néanmoins complexe d’imaginer que le changement de système se fera par la simple action des individus, tant la sobriété est associée à un modèle de “contraintes”.

En effet, il ne faut pas systématiquement penser que les consommateurs ont la clé pour initier seuls cette nouvelle dynamique. Étant donné que nous évoluons dans une société de l’offre, les entreprises qui mettent les biens et services sur le marché ont une part de responsabilité importante dans les orientations que prennent les consommateurs, par notamment la création des imaginaires collectifs générés par le marketing, la publicité. Les entreprises qui souhaitent s’inscrire dans une démarche de sobriété peuvent donc s’engager sur la mise sur le marché de produits éco-conçus (moins d’impacts à la fabrication et à l’usage), démontables, réparables avec des pièces détachées accessibles ; dans un second temps, une réflexion sur la modification de leur modèle en volume peut être opérée afin de créer une richesse non indexée sur les flux matières.

Le consommateur peut néanmoins agir sur les produits qu’il privilégie, notamment à travers le marché de l’occasion. Ce marché est très intéressant car il permet d’allonger la durée de vie des produits. Or, c’est le plus souvent la fabrication des biens d’équipement - les téléphones portables ou l’électroménager par exemple mais également le textile et le mobilier - qui génère le plus d’impacts carbone et matière. La seconde main est ainsi un moyen de réduire les impacts environnementaux des équipements tout en se substituant à la fabrication (et souvent l’importation) de produits neufs. On reste ainsi dans une boucle locale où le réemploi (mais également les actions de réparation) préserve des emplois locaux et bénéficie à l’équilibre de la balance commerciale nationale. Il est toutefois important de noter que ces actions pour un allongement de la durée d’usage des produits doivent être complétées par une réduction globale des flux (l’achat de vêtements d’occasion est intéressant mais doit être complété d’une réflexion sur le nombre de pièces déjà en sa possession et leur usage réel…).

L’État et en général les acteurs publics ont également un rôle à jouer, pour soutenir la R&D chez les acteurs de l’offre, pour accompagner les acteurs locaux dans le développement territorial d’emplois non délocalisables, pour accompagner la formation (dans le domaine de la réparation par exemple) et plus généralement les transformations de modèles de production et de consommation.

Tous les acteurs, entreprises, consommateurs, collectivités, ont ainsi un rôle à jouer dans ce mouvement de transformation des modes de consommation. 

Le plan de relance annoncé le 3 septembre dernier définit, entre autres, le cap de la transition écologique voulue par le gouvernement mais ne fait pas véritablement mention de la sobriété. Pourquoi cette vision de la société peine encore à s’imposer ?

La raison est assez simple si l’on considère qu’il y a deux échelles de temps. A court terme, l’objectif du plan est de relancer la machine économique suite à la période de confinement pour retrouver une activité quasiment identique au modèle existant au début de l’année 2020. Le but est d’éviter la destruction massive d’emplois et un effondrement global. Nous sommes ici dans une logique de très court terme avec des mesures déployées sur la période 2020-2022. Transformer le modèle économique prend des mois voire des années : les entreprises doivent être accompagnées dans la refonte de leurs modèles d’affaire, leurs liens avec leurs partenaires, leurs financeurs…  

On note néanmoins que les investissements proposés dans le plan incluent des objectifs environnementaux à moyen terme ; c’est un moyen de prévenir les crises suivantes qui peuvent resurgir pour des raisons similaires. Il s’agit de réduire notre vulnérabilité et notre dépendance aux importations, à l’énergie, aux ressources. La récente création du Haut-Commissariat au Plan doit nourrir cette vision à long terme de transformation de notre modèle économique.

 


[1] Jour du dépassement 
[2] Définition de la sobriété présentée par l’Ademe lors des 4e assises de l’économie circulaire, le 7 Septembre dernier : “Dans un contexte où les ressources naturelles sont limitées, la sobriété consiste à nous questionner sur nos besoins et à les satisfaire en limitant leurs impacts sur l’environnement. Elle doit nous conduire à faire évoluer nos modèles de production et de consommation et plus globalement nos modes de vie, à l’échelle individuelle et collective.”
[3] En référence à l’expression d’« illusion de l’abondance » employé par Nicolas Hulot
[4] Mouvements slow
[5] Rapport sur la publicité et la transition écologique par Thierry Libaert et Géraud Guibert (Juin 2020)