La reconversion, parent pauvre des politiques d…
Comment adapter nos méthodes de provisionnement dans un contexte inflationniste ?
Après une décennie marquée par une faible inflation – 0,96% en moyenne entre 2012 et 2021 – la guerre en Ukraine et ses conséquences sur les prix de l’énergie et de certaines matières premières a entrainé une hausse généralisée des prix à la consommation, conduisant à des niveaux d’inflation record. En France, l’inflation atteint 5,2% sur l’année 2022, le taux le plus élevé depuis la création de l’euro en 2002.
Cette hausse fulgurante de l’inflation n’épargne évidemment pas les assureurs, particulièrement ceux dont l’activité porte sur l’assurance de biens. Aux effets de l’inflation générale s’ajoutent en assurance automobile les effets de la pénurie de semi-conducteurs, augmentant la valeur des véhicules d’occasion et des pièces détachées et entraînant in fine une forte hausse des indemnisations. Le ratio combiné sur la branche automobile s’établit à 100,9 %[2] au deuxième trimestre 2022, soit une hausse de 7,6 points par rapport à l’exercice 2021 (93,3 %).
Du fait du cycle inversé de la production en assurance, l’envolée de l’inflation soulève aussi la question de la suffisance des provisions constituées par les assureurs pour couvrir la sinistralité actuelle et future, et plus particulièrement, sur la pertinence des méthodes classiques utilisées dans un contexte inflationniste, notamment sur les branches dites « longues ».
La méthode la plus répandue pour déterminer les provisions pour sinistres à payer est le modèle de Chain Ladder, décrit dans l’encadré 1.
Afin d’analyser l’impact de l’inflation sur la robustesse du modèle de Chain Ladder, il convient de repartir des hypothèses mathématiques implicites qui sous-tendent le modèle. Comme démontré par Mack[3], trois hypothèses sont à considérer :
La projection de chaque survenance devient également dépendante de l’année d’évaluation – la « diagonale ». Ainsi, le développement des sinistres n’est plus uniquement fonction de l’année de survenance et de la variabilité mais aussi de l’effet de l’inflation dans le temps. Chain Ladder ne peut donc s’appliquer correctement dans un tel contexte.
Afin d’illustrer ce constat, nous avons, dans un premier temps, évalué les provisions sur un triangle de référence en monnaie courante sans retraitement. Nous avons ensuite, selon le niveau d’inflation considéré, déterminé un triangle en monnaie constante correspondant sur lequel les projections ont été réalisées puis impactées de l’inflation. Nous avons enfin comparé les résultats :
Chronique 1 | Chronique 2 | Chronique 3 | Chronique 4 | ||
---|---|---|---|---|---|
2019 | 1.10% | 1.10% | 1.10% | 1.10% | IPC INSEE |
2020 | 0.50% | 0.50% | 0.50% | 0.50% | IPC INSEE |
2021 | 1.60% | 1.60% | 1.60% | 1.60% | IPC INSEE |
2022 | 5.20% | 5.20% | 5.20% | 5.20% | IPC INSEE |
2023 | 5.00% | 5.50% | 6.00% | 7.00% | Estimation |
2024 | 2.00% | 2.30% | 2.50% | 5.00% | Estimation |
2025 | 2.00% | 2.00% | 2.10% | 4.00% | Estimation |
En supposant que l’inflation suit les prévisions de la Banque de France[5] sur les prochaines années (chronique 3), l’écart serait 4.13%. Si la situation devait ralentir moins rapidement que prévu par la Banque de France (chronique 4), l’écart atteindrait près de 6.5%.
Les pics d’inflation observés sur 2022 et 2023 auront donc un impact considérable sur l’évaluation des provisions. En effet, si l’on considère que les provisions représentent environ 70% du passifs d’un assureur IARD, des erreurs de 4.13% et 6.5% sur les provisions représentent respectivement 14% et 23% des fonds propres.
La prise en compte de l’inflation dans l’évaluation des provisions techniques est donc une problématique cruciale aujourd’hui. La question est désormais de savoir quelle méthodologie adopter pour composer avec l’inflation notamment dans le cas d’utilisation de la méthode de Chain Ladder.
Face à cette problématique, deux premières solutions émergent :
Autant d’interrogations qui nécessitent de développer une méthodologie rigoureuse réduisant le risque d’introduire du biais dans l’estimation des provisions, puisque du choix des indices de référence dépendra la qualité des provisions obtenues
Nous proposons par la suite une approche plus robuste en combinant le modèle de Chain Ladder avec le modèle de Verbeek – Taylor, qui permet de mesurer l’inflation intrinsèque du triangle (non cumulé) de paiements.
Dans le détail, notre démarche se décline en 4 étapes comme suit :
Etape 1 : modélisation de l’inflation observée dans le triangle à l’aide du modèle de Verbeek – Taylor, tel que décrit dans l’encadré 2 ;
Etape 2 : retraitement du triangle supérieur non cumulé pour obtenir un triangle en euro constant selon une année de référence afin de neutraliser l’effet de l’inflation ;
Etape 3 : application du modèle de Chain Ladder sur le triangle cumulé issu de l’étape 2. Les estimations obtenues sont alors hors effets de l’inflation ;
Etape 4 : détermination d’une hypothèse d’inflation pour les années futures[6] et ajustement des chroniques de paiements issus de l’étape 3 pour obtenir les provisions pour sinistres à payer en monnaie courante.
Il est également possible de coupler ce modèle avec une modélisation stochastique de l’inflation (comme le modèle de Vasicek) pour mesurer la volatilité des provisions pour sinistres à payer par rapport aux chroniques d’inflation future.
Pour cela, les étapes 1, 2 et 3 décrites précédemment restent inchangées, cependant l’étape 4 se fait à partir des résultats de la projection stochastique de l’inflation. Il est possible également de calculer un vecteur de prestations pour chaque scénario d’inflation projeté afin d’obtenir une distribution des provisions en fonction de l’inflation.
Il est essentiel de s’assurer de la permanence des méthodes utilisées au cours du temps. En particulier, dans un nouveau contexte de forte inflation, il apparaît que les méthodes traditionnelles de provisionnement et en particulier la méthode de Chain Ladder peuvent conduire à des résultats erronés et dans certains cas à des situations de sous provisionnement avérées. Il convient alors d’adapter les méthodes usuelles pour mieux prendre en compte les effets de l’inflation sur le niveau des réserves et assurer la suffisance des provisions.
[2] : ACPR : La situation des assureurs soumis à Solvabilité II en France au premier semestre 2022
[3] MEASURING THE VARIABILITY OF CHAIN LADDER RESERVE ESTIMATES
[5] Projection Banque de France
[6] Selon les prévisions de la Banque de France, l’inflation devrait se résorber à partir de 2024 puis se stabiliser autour de 2%